1er décembre 1914. Reçu ta carte du 27 novembre. Je comprends ton désir de venir me voir et tu penses bien qu’au fond, j’en serais moi-méme très heurreux. Mais comme je te l’ai dit et redit, ceci est absolument impossible. Aucun civil ne peut traverser les lignes pour venir où je suis, quant à aller à Verdun, ceci est également irréalisable. Le Capitaine a été forcé de m’y envoyer pour ma tenue, mais il m’a bien dit, il faut vous arranger à tout faire dans la même journée. Parti à 6 heures du matin, j’y suis arrivé à 11 heures 1/2, j’ai commandé ma tenue que je n’ai pas encore et que je n’essaierai même pas et j’en suis reparti à 4 heures chargé de commissions pour les uns et les autres. Le lendemain matin, changement de cantonnement, j’ai pris une heure pour faire ma cantine et me suis attiré des reproches du Capitaine pour cette heure, que pourtant, j’étais bien forcé de prendre. Non, va, ne te leurre pas, il n’y a pas à y songer, et mieux vaut n’en pas causer, ceci attise trop les regrets de la séparation. Vous avez, vous, la joie de vivre tous ensemble, tu as le bonheur, toi, de suivre le progrès des enfants. Profite donc de ce bonheur, moi je ne l’ai pas. Je suis seul et ne m’appartiens même pas une minute. Et si tu savais ce que cela est dur de ne pas avoir un instant bien à soi. Nous avons ici, quantité de braves gens de l’Aisne, qui, sans nouvelles des leurs depuis trois mois, sont toujours prêts à se démoraliser les uns et les autres, il faut donc que je les remonte à tout instant, trouvant un motif d’espoir, une consolation pour chacun. Si j’ai l’air un peu sombre, aussitôt, ils me disent : « Eh ! Bien, vous paraissez triste, les nouvelles sont donc mauvaises. » J’ai toujours vécu beaucoup avec les hommes de ma section, maintenant le nombre en a augmenté, puisque j’ai à m’occuper d’un peloton et souvent de la compagnie, et c’est une tâche à laquelle je m’attache beaucoup, car je trouve que c’est le principal devoir du gradé quel qu’il soit. Maintenir un bon moral n’est pas toujours chose facile, surtout avec la guerre que nous faisons ici. Cette vie de tranchée est absolument déprimante et nous préférerions tous un combat en rase campagne à cette guerre de taupes. Je t’assure qu’il est malaisé de maintenir les sentiments nécessaires pour cet héroïsme sans éclat. Il faut être convaincu que le devoir est partout où l’on est appelé à le remplir sans quoi l’on serait vite démoralisé soi-même... Embrasse bien mes chers Enfants pour moi, dis-leur combien papa les aime et pense à eux... ... Ma santé est excellente et pourtant nous avons un temps épouvantable
4 décembre 1914. (4 mois de guerre et de séparation depuis hier.) C’est à toi que je vais consacrer aujourd’hui quelques instants. Tu dois savoir par Mme R... tous les détails de son voyage et surtout de son séjour près de son mari et j’espère qu’il ne t’a pas tenté. Tout d’abord je dois te dire qu’ici ce serait mpossible : 1° Parce qu’on ne traverse pas les lignes pour venir jusqu’ici ; 2° Parce que le village que nous occupons tous les 4 jours est évacué et qu’il est impossible de compter sur la complicité des habitants pour se cacher. R... était à Ex... qui se trouve à une dizaine de kilomètres en arrière de nos lignes, sa femme a pu rester huit jours avec son mari, restant cachée dans la maison occupée par tous les sous-officiers et prenant tous ses repas avec eux... Pour ma part, je ne consentirais jamais à te faire séjourner dans un pareil milieu, si gentils que soient les sous-officiers. N’en parlons donc plus. ... En fait de repos à l’arrière de nos lignes, il est en effet question de nous ramener pendant quelques jours dans un village des environs pour nous inoculer le sérum Vincent. Je t’assure que ceci ne me ravit pas du tout. Voilà le repos. - Je suis en bonne santé et te demande d’être raisonnable et de ne pas t’inquiéter. Voilà les fêtes de Noèl et du Nouvel an qui arrivent à grands pas. Que demandent les enfants ? Surtout gâte-les comme à l’habitude et que ces fêtes soient pour eux des jours de joie. Il ne faut pas qu’ils s’aperçoivent de notre tristesse. Certes, ces fêtes vont nous paraître bien tristes aux uns et aux autres, et combien nous aurons le cœur plein d’amertume et d’ennui. Mais il faut nous remonter et ne pas oublier que cette guerre est une guerre d’usure. La victoire n’appartiendra qu’au peuple le plus résistant et le plus tenace. Ayons donc toutes les qualités et remontons de notre mieux ceux dont le moral s’affaisse le sort de notre chère France dépend plus de notre moral que de la pluie de fer dont nous inonderons les Allemands. Soigne-toi bien et soigne bien mes chers Petits afin que si le Bon Dieu me garde à vous, j’aie le bonheur de vous retrouver tous en bonne santé et les enfants beaux et superbes. Au revoir, ma bonne grande, je te quitte car ma camoufle (bougie) tire à sa fin et je ne vois plus grand’chose...
5 décembre 1914. ... Je suis en bonne santé malgré un temps épouvantable, pluie diluvienne vent de tempête. Le temps me semble bien long, heureusement que, parmi nous, il y à des boute-en-train qui nous dérident et parfois nos ennuis se terminent dans un fou rire général.
7 décembre 1914. ... Tu me demandes à quoi j’ai voulu faire allusion en te disant que j’espérais qu’il y aurait du nouveau sous peu. Ce nouveau, c’est l’offensive sur tout le front et le retrait des Allemands des Flandres et de l’Aisne. Quant à notre retour comme je te l’ai dit maintes et maintes fois, ne caresse pas cette chimère. - Je ne suis pas retourné à Verdun et si je mets autant de temps à y retourner, vous attendrez très probablement longtemps après ma photographie (puisqu’en 4 mois j’y suis allé 2 fois). Néanmoins je te promets, ainsi qu’à Paulette qui me l’a demandé, qu’à la prochaine occasion je n’oublierai pas de me faire photographier. - Comme je te l’ai dit plusieurs fois, actuellement, par ici, nous ne faisons que la guerre de tranchées et le canon seul se fait entendre. Pour la Sainte-Barbe, nos artilleurs ont bien travaillé et nos 75 n’ont pas chômé. Les Allemands envoient leurs quelques marmites, mais l’on y est tellement habitué et l’on y fait si peu attention. Du reste, actuellement, l’action se passe surtout à notre droite. Avant-hier, notre Capitaine était chargé d’aller reconnaître l’emplacement des batteries, mais comme il a une frousse intense, il m’en cause et j’offre d’y aller. Mais, dame, quelques marmites tombaient et les hou ! Hou ! L’ennuyaient tellement que non seulement il n’y a pas été, mais m’a empêché d’y aller et cela à mon grand regret car il n’y avait aucun risque et cela m’aurait procuré le plaisir de voir du pays. - Maintenant je vais te raconter une bonne histoire. Je t’avais dit que je devais manger avec les officiers de ma compagnie, mais à ce moment, tous les officiers du bataillon mangeant ensemble, je prends mes repas avec les sous-officiers, ce qui, je t’avouerai, m’est infiniment plus agréable. Donc hier, grande bombe, nous avions du lapin, chacun en vantait la saveur, le bon goût, quand tout à coup j’avise un os dans une assiette. Mon Dieu ! Quel os énorme ! - L’un me dit : « Qui a les rognons ? - Les voilà ! Ils sont à la même hauteur. C’est du chat. Ah ! Pouah, Pouah ! Je t’assure que j’en avais assez. Mais ce qu’il y avait de plus drôle, c’était la figure et la moue de chacun. J’en ai eu presque un haut le cœur, et pourtant je dois avouer que ce n’est pas mauvais.
8 décembre 1914. J’ai reçu hier ton envoi important qui m’a été apporté par le Colonel dans son auto. Mazette... Je l’ai déballé aujourd’hui devant tous les sous-officiers. Quelle surprise... J’aurais voulu que tu entendes les exclamations de chacun. Une langouste... un pouIet... du Bordeaux... Messieurs, la sauce mayonnaise. Des poires, des pommes, etc... etc... Malheureusement il y avait 3 sous-officiers qui nous quittaient et changeaient de poste. Vous nous garderez les os du poulet, les pattes de la langouste et les épluchures... Enfin cette ouverture de colis nous à fait passer un bon moment et nous a bien fait rire. Ma chère petite femme, je t’en remercie mille et mille fois, toutes ces bonnes ehoses vont nous être infiniment agréables et nous faire un instant oublier la guerre. Je t’avoue que je ne m’attendais pas du tout au contenu de cet envoi. Tu es bien gentille et ces bonnes intentions ne m’étonnent pas de ta part.
9 décembre 1914. Reçu aujourd’hui ta lettre du 4. ...Tu me reproches de ne pas tout te dire. Je ne t’ai pourtant pas caché que depuis que nous sommes aux avant-postes, c’est-à-dire depuis le 6 oclobre, nous sommes quelquefois très près des tranchées allemandes, quelquefois à 5 à 600 mètres. Mais depuis un mois, à part les combats d’artillerie et quelques escarmouches, à notre droite surtout, nous sommes au calme et nous nous regardons Français et Boches, comme des chiens de faïence sans nous faire grand mal. C’est même tout à fait typique. Dernièrement deux corvées françaises et allemandes se sont rencontrées à la même fontaine. Mais le plus fort, et qui paraît peu croyable, ce qui est pourtant authentique, deux officiers d’un régiment du Midi dont les tranchées étaient à 100 mètres des tranchées allemandes, sont entrés en conversation avec des officiers allemands. Ceux-ci les ont invités à visiter leurs tranchées et toujours chevaleresques et confiants, nos deux méridionaux se sont rendus à cette invitation, naturellement, lorsqu’ils ont voulu revenir, les Boches les ont retenus prisonniers. Nous serons donc toujours les mêmes Messieurs les Anglais, tirez les premiers. - ...Le mauvais temps, l’approche des fêtes et la privation de ne pouvoir jouir de la joie des enfants me donnent le cafard, et je ne suis pas le seul. Parfois il me semble que toutes ces joies ne sont plus faites pour moi ou si loin... si loin.... Mais il faut chasser toutes ces idées, s’armer de confiance et demander à Dieu tout le courage qui nous est nécessaire. - Embrasse bien tendrement ma bonne Madeleine et mon cher petit Jean. Il faut en être privé comme je le suis pour savoir ce qu’on les aime. Un gros soupir s’échappe de ma poitrine...
11 décembre 1914. Tu ne m’étonnes pas en me disant que Mme H... a été retenue 12 heures dans l’Argonne. La route est encore peu sûre, les Allemands bombardent la ligne. Je t’envoie ci-joint un article paru ces jours-ci et qui est fort juste. Cela te prouvera que je n’ai pas tout à fait tort de m’élever contre toute idée d’un voyage à Verdun. Nous abandonnons les tranchées demain matin pour une dizaine de jours. Où allons-nous ? Je ne sais. Quelques kilomètres en arrière, sûrement, car ce repos est motivé par la vaccination antityphique. Je t’assure que ceci ne me réjouit pas du tout et que je vais faire mon possible pour y couper. - Maintenant autre nouvelle. Le capitaine m’a demandé ce soir de faire popote, à partir de demain, avec les officiers. Je t’avoue que je n’en suis pas ravi du tout. Depuis ma nomination notre popote des sous-officiers marchait dans la perfection et j’avais réussi à faire l’union parfaite entre tous. J’ai objecté au Capitaine que je nTétais pas officier et que ceci était gênant pour moi, mais il m’a dit : « Vous êtes fonctionnaire officier et en cette qualité, comme vous êtes le plus jeune, vous ferez fonction de chef de popote. Rien à dire, mais voilà encore un sacrifice de plus et non le moindre, je t’assure. Je vais quitter de bons camarades pour un milieu qui ne me convient pas du tout. Si tu savais les bonnes heures que nous avons passées à notre popote de sous-officiers, ceci nous faisait oublier bien des misères, et depuis un mois, elle fonctionnait dans la perfection. - La langouste, le poulet, les pommes, poires, figues, etc, tout était excellent et si tu savais le plaisir que cela à fait à tous, car à part les deux maigres bestioles que m’avaient apportées mes cuisiniers d’escouade, je n’ai pas mangé de poulet depuis mon départ. Quant à la langouste, on n’en pêche pas par ici, elles ne remontent pas jusqu’ici. Par contre, si je rentre..., ne me parle plus de bouilli, je ne peux plus le voir et ne peux même plus l’avaler.
13 décembre 1914. Un petit mot avant le départ du courrier. Je t’écrirai plus longuement cet après-midi. Nous sommes à Châtillon pour une dizaine de jours pour subir le traitement antityphique du docteur Vincent. J’ai pu communier ce matin, d’autant plus heureux que j’avais grand besoin du secours de Notre Bon Maître. Je lui ai offert toutes les souffrances de la séparation et lui ai demandé le courage de supporter le long exil qui nous est imposé. Puisse notre Très Bonne Mère, obtenir la fin prochaine de cette malheureuse guerre. Mais le méritons-nous ? À voir ce que je vois, la dépravation de beaucoup de ceux qui m’environnent, j’en doute. Prions, prions plus que jamais.
14 décembre 1914. Je pensais t’écrire longuement hier soir, mais il y a eu chapelet, salut et adoration perpétuelle. J’y ai assisté et ai remis ma lettre à ce soir, c’est pourquoi je me hâte de te mettre un petit mot avant le départ du courrier. Ici, en fait de repos, je suis plus occupé que jamais, mes nouveaux galons, sous ce rapport, me donnent de plus en plus d’occupations. Tu me demandes des renseignements sur ce que nous faisons. Eh bien ! Regarde le Matin du 13 décembre, on y représente un soldat allemand dans les tranchées inondées. Malheureusement il n’y a pas que les Allemands dans ce cas et depuis le 6 octobre, cela nous est arrivé souvent, surtout pendant les premières quinzaines de novembre et de décembre. Mais ceci nous est prescrit par le Major ; à défaut de Dax, nous prenons des bains de boue dans plaines de Woëvre. Guérison immédiate des rhumatismes, sans garantie pour l’avenir. J’ai eu le bonheur de pouvoir m’unir de nouveau avec notre Divin Maître, ce matin. Je ne saurais trop le remercier de toutes les occasions qu’Il me donne et du secours qu’Il m’apporte.
14 décembre 1914. Me voici enfin un peu tranquille et je m’empresse de mettre de suite ma promesse à exécution, car voici deux jours que je te promets de t’écrire longuement sans pouvoir le faire. Comme je te l’ai dit, nous avons quitté les tranchées samedi et sommes revenus à Châtillon pour nous faire inoculer le sérum. Le premier peloton y est parti aujourd’hui et j’y passerai après demain avec le 2è. J’ai réfléchi et préfère ne rien faire pour y couper, il y a assez de cas de fièvre typhoïde et l’exemple de ce pauvre L... B... m’est encore trop présent à la mémoire ainsi que celui de L... qui en a certainement été atteint avec d’autres complications. Je le regretterais peut-être par la suite, si j’étais atteint de cette fièvre. Comme tu as pu le voir par différentes cartes, j’ai été extrêmement navré de quitter la popotte des sous-officiers pour celle des officiers. J’étais arrivé à mettre tout le monde d’accord et les sous-officiers étaient fort gentils avec moi. Du reste, ils m’ont tous donné des preuves de réelle sympathie. L’un d’eux même a été jusqu’à dire : « En vous perdant, nous perdons tout. » Donc me voici à la popote des officiers, avec un Capitaine honnête, mais ayant un fort mauvais caractère, un lieutenant très gentil et un sous-lieutenant avec lequel je m’entends, heureusement très bien. Tu ne peux te figurer combien ici les mœurs sont dépravées, la bête humaine reprend le dessus, tu vois des officiers père de famille, grand-père même, qui font une bombe insensée avec des jeunes filles du pays, des enfants presque (15 à 16 ans). Tu comprends combien cela me dégoûte. Mais sois tranquille, absoIument tranquille, ce vilain monde ne déteindra pas sur moi, la rancœur qu’il m’inspire est trop sincère et trop profonde. Néanmoins, ceci m’avait très affecté, je dois te l’avouer et je dirais même qu’avant-hier matin j’en ai pleuré. Mais aujourd’hui le calme est revenu. Cette épreuve en est une de plus et je la supporterai comme les autres. Du reste, personne n’insiste sur ce chapitre. Quant au jeune sous-lieutenant, il est très content de m’avoir avec lui et nous sommes bien décidés de faire bande à part au moment de toutes ces bamboches Sois tranquille, ma chère petite femme, tu peux avoir toute confiance en ton mari... Mais vraiment, si la guerre est une école de nobles sentiments, elle déchaîne aussi de bien vilains instincts. - Hier matin, comme je te l’ai dit, j’ai pu communier, et cet acte d’amour envers Notre Bon Maître, m’a très vivement réconforté. Je me suis senti plus fort et moins seul, n’avais-je pas avec moi le meilleur et le plus doux des amis. L’après-midi j’ai été converser avec le curé d’ici qui est un très digne prêtre et que je connais depuis le début de la campagne. Je lui ai conté mes ennuis et j’ai passé près de lui un moment très agréable, il a achevé de me remonter. À 6 heures, j’ai été au chapeIet et au salut et j’y retourne tout à l’heure, car c’est le dernier jour de la neuvaine. Ne t’inquiète pas de tous ces petits ennuis, ils sont inhérents au métier. Quant au Capitaine, à part son caractère, c’est un honnête homme et j’arriverai bien à le prendre. Du reste, à part deux sautes de caractère qu’il a eu avec moi, je n’ai jamais eu à m’en plaindre. - Les fêtes approchent et vont paraître bien tristes à tous. Mais il faut accepter ce sacrifice comme tant d’autres. N’en parlons donc plus. - Cette malheureuse guerre va certainement se prolonger plus qu’il n’était possible de l’envisager. Ici, l’on ne nous dore pas la pilule. L’on parle de 6 mois, 8 mois, un an peut-être. C’est effrayant. Il serait bien ennuyeux que M. A.... (premier employé) s’en aille aussi. Fais donc l’impossible pour empêcher qu’il ne parte, car je ne verrais plus d’autres remèdes que celui de fermer la maison eL cela aurait vraiment des conséquences extrémement fâcheuses pour l’avenir de cette maison où j’ai tant travaillé. Comment sortirons-nous de cette épreuve, c’est effrayant, lorsqu’on y songe et je ne suis pas sans m’en tourmenter. Enfin que Dieu nous conserve l’un à l’autre, nous sommes encore jeunes et pourrons réparer le désastre. Embrasse bien, bien tendrement mes Bons Petiots, je ne les reconnaîtrai plus si cela doit durer et eux vont oublier ce petit Père dont on cause souvent, certes, mais presque comme d’un mort, et dont le retour s’annonce si lointain. Enfin. Ne m’oublie pas non plus auprès de Mère à laquelle je pense si souvent et pour laquelle l’épreuve est bien dure. ...Courage, courage, il faut que nous vainquions nos ennemis maudits. ...J’ai eu le bonheur de pouvoir m’unir de nouveau avec Notre Divin Maître, ce matin. Je ne saurais trop le remercier de toutes les occasions qu’Il me donne, et du secours qu’Il m’apporte. Ah ! Combien j’envie ton sort, ma bonne Suzanne. La séparation est dure pour toi et je le comprends, mais tu as près de toi, nos deux chers enfants, notre bonne petite Madeleine et notre cher petit Jean. Quelle compensation, que de pouvoir les câliner, les embrasser, les choyer, les dorloter. Profite de ce bonheur, tu ne peux en apprécier la valeur, oui, profites-en pour deux et pour toi et pour moi. Moi, je suis seul ici, ne vivant que de souvenirs. Que donnerais-je pour déposer un bon baiser sur leurs fronts, lorsqu’ils dorment paisiblement dans leurs petits lits. Ah ! Oui, oui, profite, profite de ton bonheur.
16 décembre 1914. Tu recevras par la poste 4 paquets contenant truffes, chocolat, cacassines, dragées fourrées, dragées amandes (spécialité de Verdun). C’est la Noël du petit Jésus des tranchées. J’aurais voulu vous envoyer un colis postal plus important, mais on ne les accepte pas de Verdun. Répartis ce petit souvenir dans tes souliers et ceux des enfants. Je pense bien à vous tous, ma pensée et tout mon cœur sont près de vous. Mille tendres baisers, chaque bonbon vous les donnera de ma part.
16 décembre 1914. Hier matin à 6 heures le Capitaine me fit appeler et me donna l’ordre d’aller à Verdun... à patte, bien entendu, porter un rapport à la place. Il pleuvait à verse et cette ballade de 35 kilomètres aller et retour n’était pas tentante, d’autant plus que la pluie n’a pas cessé, mais cette promenade mouillée m’a paru bien douce et j’en ai été très heureux car elle m’a permis d’envoyer à tous le Noël du Petit Jésus des tranchées. Comme je te l’ai dit, j’aurais voulu te faire et faire à tous un envoi plus important, mais la maison Braquier m’a dit que la gare de Verdun n’acceptait pas de colis postaux. J’ai donc dû faire des envois plus modestes. - Je viens d’avoir la visite de M. L... qui, tout comme moi, commence à trouver le temps long. Va donc voir sa femme et donne-lui des nouvelles, il est en très bonne santé. - Tu me parles dans ta lettre de notre retour sur Saint-Denis ou Orléans. Ceci est fou. Ne te leurre pas de cet espoir, car sans aucun doute, nous ne serons jamais conduits sur l’arrière. Je préfère te retirer cette illusion de suite. Laisse la conduite des événements à Celui qui dirige tout ici-bas. Le régiment devait aller à Maubeuge dès le début de la guerre, nous sommes venus à Verdun. Considérés comme sacrifiés ici, nous n’avons presque pas subi de pertes et si nous avions été à Maubeuge, le régiment aurait été fait prisonnier ou anéanti en partie. J’ai fait pas mal de reconnaissances sans accroc et chaque fois, les compagnons qui me remplaçaient le lendemain en subissaient Nous avons quitté les tranchées samedi après-midi et le dimanche, aux mêmes tranchées il y avait un capitaine et une dizaine d’hommes tués ou blessés. Aie donc toute confiance comme moi, espère et patiente. - Ci-joint deux petites lettres que tu joindras aux paquets de bonbons pour Jean et Madeleine. Tu devrais faire continuer le piano à Madeleine car il est inutile d’avoir fait le sacrifice que nous avons fait l’an dernier pour ne pas le continuer. Ceci serait stupide, il ne s’agit pas là d’amusement, mais de travail. Si la guerre dure encore 6 mois, 1 an peut-être, elle aura perdu tout ce qu’elle savait. Réfléchis donc à cela, quant à moi, je suis très partisan qu’elle continue. Et puis, mon Dieu, tu la feras travailler et cela te changera à toi-même les idées. Il ne faut pas que ces pauvres enfants subissent l’influence de tous nos ennuis, de toutes nos souffrances. Certes, cette malheureuse guerre s’annonce comme devant être longue, très longue et l’on se demande parfois si tous les Français auront assez de ténacité pour tenir jusqu’au bout. À nous de remonter notre entourage, le sort de notre chère France en dépend et après Dieu c’est à elle que nous appartenons et que nous nous devons. Tous ces sacrifices ne se passeront pas sans que nous ayons nous-mêmes des périodes de découragement, prions donc, et demandons à Notre Bon Maître de nous soutenir dans cette dure épreuve.
Extrait d’une lettre. J’ai appris par les journaux que les tranchées étaient très confortables, lors du voyage que Briand et Sarraut ont fait de Verdun à Belfort, ils ont dit que les tranchées révélaient un vrai souci du confortable. C’est à crever de rire, d’écrire des âneries pareilles et c’est vraiment se moquer du public. Qu’ils y viennent donc passer une nuit, les pieds dans la flotte, sans feu et sous la pluie, ils pourront alors juger du confortable dont nous jouissons.
17 décembre 1914. Je pense bien, bien à vous tous, quand arrivera donc le jour béni entre tous qui mettra fin à cette longue séparation ? Comment vais-je trouver les enfants ? Bien changés, très certainement. Pensent-ils toujours à Papa, malgré l’insouciance de leur âge ? Cette longue séparation est pour moi ce qu’il y a de plus pénible dans cette campagne. Les souffrances, les privations ne sont rien, absolument rien. À vous trois, mes chéris, tout mon cœur et mes pensées.
18 décembre 1914. J’ai été un peu fiévreux hier et avant-hier à la suite de la piqûre antityphique, néanmoins cela ne m’a pas rendu aussi malade que certains d’entre-nous l’ont été. Je suis content que cette affaire soit faite car les cas de typhoïde sont assez nombreux, surtout parmi l’active et la réserve. À notre âge, l’on y est moins sujet.
19 décembre 1914. J’ai reçu hier ta lettre du 13 et aujourd’hui celle du l5. J’admire ta confiance, lorsque tu espères qu’il nous est encore possible de passer les fêtes ensemble. Pour ma part, je dois bien t’avouer que je n’y ai jamais cru et que plus que jamais je considère ce bonheur comme absolument impossible.
19 décembre 1914. Ta bonne lettre du l5 m’a fait grand plaisir, tu ne saurais croire tout le bonheur que j’éprouve à te lire, c’est pour moi le seul bon moment de ces longues journées et quand le courrier est important, lettres de toi, ma bonne Suzanne, lettres de Mère, de Paulette ou de Louise, je suis le plus heureux des hommes. C’est surtout lorsque l’on est privé de ces honnes affections qu’on en mesure l’intensité et toute la profondeur. N’êtes-vous pas, toi et mes chers Petits, toute ma vie. Ah ! Certes ! Cette séparation m’est bien pénible et pour moi qui aimais tant cette bonne vie de famille et si peu m’éloigner des miens, c’est de toutes les fatigues, de toutes les privations, de toutes les peines, de toutes les souffrances morales, l’épreuve dont je souffre le plus. Et puis, voilà les jours de fête de Noël et du Nouvel An, cela me rappelle notre journée d’achats où nous courrions ensemble les magasins, le bonheur que j’éprouvais en escomptant la joie des enfants, leurs réveils joyeux de Noël et du Premier de l’an, leurs souhaits, leurs petits compliments, les matinées de ces deux jours qui paraissent si courtes, où j’étais si heureux de circuler de pièce en pièce sans pouvoir me décider à m’habiller, les petits cadeaux que nous nous faisions, les souhaits à Grand’Mère, etc, Ah ! Combien j’attache de prix à tous ces souvenirs et avec quelle intensité je vais les revivre, seul ici. Enfin, il faut être raisonnable, accepter ce sacrifice avec courage si grand qu’il soit et l’offrir avec amour à Notre Bon Maître pour le remercier de toutes les grâces dont Il nous a cornblés jusqu’à ce jour. Combien sont plus malheureux que nous, ceux qui ont leur foyer détruit et qui pleurent la mort d’êtres chers. Quant à toi, ma bonne Suzanne, profite bien de ces jours de fêtes, jouis de la joie de nos chers Petits, gâte-les autant que je voudrais pouvoir le faire et surtout ne te tourmente pas pour moi. Je vais passer ces fêtes ici, probablement, je pourrais presque dire certainement si le mot certainement faisait partie du vocabulaire que nous pouvons employer en ce moment, donc tu n’as aucun souci à te faire à mon sujet, je suis ici en deuxième ligne et n’ai à craindre aucune surprise. Voilà qui peut te mettre du baume au cœur et te donner la tranquillité. Ici nous ne sommes pas à quelques centaines de mètres des Boches. - Tu me dis que t’écrivant que nous changions tous les jours d’emplacement tu ne me supposais pas dans le même endroit que lorsque je t’ai écrit sur le papier à beurre. Mais les lignes d’avant-postes sont étendues et forment un réseau ininterrompu de sorte que tout en étant devant E... et H... pendant près de deux mois, nous changions tous les jours d’emplacement. Quant aux mouvements de troupes dont tu parles, ceci ne m’étonne pas, et c’est de bon augure, il y aura très probablement du nouveau sous peu ; en tous cas que Mère, pas plus que toi, ne s’inquiète, ce ne sera ni en Belgique, ni ici. Notre sol sera, j’espère, bientôt libéré du joug allemand. Puisse Dieu favoriser nos armes pour chasser l’envahisseur.
22 décembre 1914. J’ai remis ce matin à une dame quj partait pour Paris, une longue lettre et une carte écrites la veille. J’espère qu’elle n’oubliera pas de les mettre à la poste, mais, comme malgré tout j’ai des craintes, je préfère que le courrier t’apporte ce petit mot. ...Noël approche à grands pas, combien je vais penser à vous tous. Ce sera, je crois, la première fois que je ne passerai pas les fêtes de Noël et du Nouvel an en famille. Même lorsque j’étais au régiment, j’avais le bonheur de venir à Saint-Denis, soit pour l’une ou pour l’autre de ces fêtes.
22 décembre 1914. Commg je t’ai dit par ma carte d’hier, j’ai reçu ta bonne lettre du 17 et ton colis postal. Merci, ma chère Suzanne de toutes ces gâteries qui me font plaisir. J’ai mangé de suite une pomme de Chaponval et je les ai trouvées meilleures que d’habitude. Pauvre Chaponval. Je vais garder tout cela pour le réveillon et grâce à cette occasion j’espère diminuer mon stock de conserves. Comme je te l’ai dit, ne m’envoie plus rien pour le moment... Mère aussi m’a gâté, bonbons de réglisse et chocolat et Paulette à fait de même en y joignant une petite carte signée de tous qui m’a tiré les larmes des yeux. Certes le jour de Noël ne se passera pas sans que nous pensions bien les uns aux autres. Mais quand donc aurons-nous le bonheur d’être tous réunis ? Quand pourrons-nous nous jeter dans les bras l’un de l’autre et nous embrasser comme nous voudrions tant pouvoir le faire ? Quand aurais-je le bonheur d’avoir ma gentille Madeleine et mon bon Jean sur mes genoux ? Quand pourrais-je les calmer, les couvrir de baisers ? Ce jour viendra-t-il jamais ? Espérons-le et demandons à Dieu de bien vouloir mettre un terme à toutes nos souffrances et à toutes nos misères. Pour le moment, l’offensive est reprise sur tout le front. Demandons à Notre Bon Maître de seconder nos armes pour chasser ces barbares de France. Pour nous l’offensive ne prendra que lorsque l’Argonne sera dégagée et que les Allemands seront chassés de Saint-Mihiel et de Hattonchâtel, à ce moment seulement nous pourrons progresser, mais sur une faible distance car nous serons vite sous les feux des forts de Metz. Que fera-t-on ? Je ne sais, mais il est probable que nous nous contenterons d’investir cette place, car le siège de Metz nous coûterait trop d’existences et nous prendrait trop de troupes. - J’ai l’occasion de faire mettre cette lettre à Paris par une personne qui va y partir dans une heure. Quand pourrais-je en dire autant ?... J’espère que cette lettre te parviendra plus vite.
23 décembre 1914. - ...Pour la vaccination, ne t’inquiète pas, je suis tout à fait remis de la première injection, quant à la seconde, on me l’a faite cet après-midi. C’est une journée de fièvre pour demain et après-demain, et après tout ira bien. Certes, je ne te dirai pas de venir ici et toujours pour les mêmes causes, du reste, nous repartons dès le 26 au matin pour les avant-postes. J’ai reçu également un colis de mandarines et tabac et je pense que c’est là le colis de Noël que les enfants m’adressent, je vais leur mettre un petit mot à tous deux. - Les fêtes approchent, mon Dieu comme je voudrais qu’elles soient passées et comme ces journées vont me paraître tristes. Enfin, il nous faut à tous beaucoup de courage et demander à notre Bon Maître d’abréger cette douloureuse épreuve. Néanmoins il ne faut pas compter sur le retour de notre régiment en arrière. Plusieurs notables électeurs, s’étaient aidressés à cet effet à leurs députés (quels imbéciles) Le Général Joffre a fait paraître une note au rapport disant qu’à l’avenir ces infractions à la discipline seraient sévèrement punies (à la bonne heure, heureusement que nos 15 mille n’ont pas voix au chapître) et que le 15è devait être très fier du poste d’honneur qui lui était confié de maintenir le contact avec l’ennemi depuis plus de quatre mois. Je ne me suis jamais fait d’illusion à ce sujet et j’en suis fort heureux. ...La revue s’est très bien passée. J’ai été présenté au Colonel par mes officiers. M. B... est toujours très gentil pour moi et jusqu’ici me laisse assez libre, ce qui me permet de ne pas prendre part à toutes les folies. On a bien vu que tout cela n’était pas de mon goût et que je n’y avais ni l’esprit ni le cœur.
24 décembre 1914. Je t’écris seul dans ma petite chambre sans feu en attendant la messe de minuit. Je viens d’aller passer une heure agréable avec les hommes de ma section et je vais y retourner tout à l’heure lorsque je t’aurai écrit et que j’aurai fait ma ronde dans le pays. Il faut bien payer de sa personne et entretenir un peu de gaieté parmi tous ces braves gens. Triste veillée de Noël. Mon cœur est bien gros et pourtant je viens de chanter « Quand l’oiseau chante » et « Trois anges sont venus ce soir. » Ces pauvres gens m’avaient invité à prendre le vin chaud et je n’ai pas voulu leur refuser. Ils sont bien gentils, et puis, quand on est là, cela donne le diapason et évite l’orgie toujours à craindre lorsque l’ennui prend le dessus. J’étais invité de tous côtés ce soir, toutes les escouades voulaient m’avoir. Mais je n’ai pas l’âme bien gaie et j’ai dû refuser. Ah ! Combien je pense à vous tous, à toi, ma bonne Suzanne, à nos chers Petiots que j’aime tant et tant. Puisse le Bon Dieu abréger le terme de cette séparation si pénible et si dure et me préserver comme Il l’a fait jusqu’ici. Après-demain, nous retournons aux avant-postes et après où irons-nous ? Ma confiance reste inébranlable et devant toutes les souffrances tant morales que physiques, je m’en remets à Notre Bon Maître et ne cesse de répéter Mon Dieu, j’ai confiance en vous et vous aime de tout mon cœur. Que votre volonté soit faite ! » Ne désespère donc pas en face de tout l’ouvrage qui t’incombe, ta tâche est dure, mais Dieu y pourvoira. Renonce à l’ambulance, ceci est obligatoire et consacre-toi aux enfants et à la maison. Notre Divin Jésus te viendra en aide et te donnera la force et le courage. Comme tu le pensais, j’ai reçu ta bonne lettre du 19 aujourd’hui pour Noël. Oui, ma bonne Suzanne, sois tranquill8, rien ne saurait me faire dévier du chemin et tous ceux qui m’environnent l’ont si bien senti qu’ils n’insistent plus. Ils restent très gentils avec moi, mais ne me convient pas à leurs folies et j’en suis bien aise. Mais je dois avouer qu’un moment j’ai été bien désemparé, non que j‘avais crainte de succomber, mais j‘étais absolument dégoûté. Notre Bon Jésus m’est venu en aide, j’ai communié aussi souvent que je l’ai pu et sa divine assistance a applani bien des difficultés que je croyais et considérais comme insurmontables. Ah ! Oui, je crois, je crois en un Dieu très bon et infiniment secourable et miséricordieux. Je vais communier à la Messe de Minuit à votre intention à tous, puisse le Bon Dieu nous réserver des jours meilleurs. Embrasse mes bons Petiots dont je suis tant prive. Mon Dieu ! Que tu es heureuse de les avoir près de toi ! Bon courage et aie confiance.
25 décembre 1914. Quel triste jour de Noël, tout mon cœur est près de vous et toutes mes pensées volent vers le grand clocher.
26 décembre 1914. Voici Noël passé ! Comme je te l’ai dit, j’ai été à la Messe de Minuit et j’ai eu le grand bonheur de communier, de m’unir à Notre Divin Maître, Lui demandant de nous prendre tous sous sa protection, puis, de nous donner le courage dont nous avons tous tant besoin. Au retour, nous avons pris un verre de vin chaud avec le capitaine, un morceau de plum-cake et une mandarine. Voilà pour le réveillon, il est modeste et tout à fait en rapport avec les idées peu gaies que nous avons tous. Hier matin, nous avons été à la messe de 9 heures et demie, puis nous avons déjeuné et dîné avec M. le Curé qui était notre convive. C’est un très brave homme que j’estime beaucoup et qui me le rend bien. L’après-midi, nous avons été faire une petite reconnaissance avec les deux lieutenants et assisté à un joli duel d’artillerie. Ce matin, départ à 3 heures pour aller rejoindre les avant-postes. Je suis ici dans une position très forte et bien défendue, toujours un peu plus près des Boches. L’en-droit est à mon goût car la vue y est très étendue. Les Boches nous y envoient, paraît-il, de nombreuses marmites, mais c’est pour nous distraire et pour nous faire mieux terrer. Ici, nous occupons aussi des terriers ou si tu préfères des taupinières peu confortables. Les lapins et les taupes se trouvent peut-être très à leur aise dans ces maisons souterraines, mais ils y sont habitués dès leur tendre enfance, pour nous nous préférerions retourner à nos anciens logis. Ne t’inquiète pas pour les marmites que nous envoient les Boches, depuis huit jours ils en ont envoyé plus d’un cent, ce qui n’empêche pas que la compagnie que j’ai relevée n’a pas eu un seul homme d’égratigné. Comme je te l’ai dit, c’est à seule fin de nous tenir en haleine. - Ici on vit amicalement avec les bêtes, comme je relève la tête je vois une souris sur mon pied, du reste, la nuit elles nous courent familièrement sur la figure. - Noël passé, le Nouvel An approche. Je profite donc de ma lettre, ma bonne et chère grande, pour t’envoyer mes vœux les meilleurs et les plus tendres. Ils sont nombreux et trop longs à énumérer, mais peuvent se résumer ainsi : bonheur complet et en toutes choses et qui ne peut être que lorsque nous serons enfin tous réunis. Embrasse bien mes deux bons Petiots. Câline-les bien, serre-les bien fort sur ton cœur, et couvre-les de bien tendres baisers en leur disant que Papa les aime toujours bien fort et souhaite ardemment de les revoir prochainement. Ah ! Quand viendra donc ce jour béni. Il me semble que j’en deviendrai fou de joie. Tu auras la visite de M. D... dans les premiers jours de janvier, il t’apportera très probablement un paquet contenant, entre autres choses, toutes les lettres que j’ai reçues. Je ne m’en sépare pas sans regret, mais le tas devenait trop conséquent, dans le cas où il l’oublierait et dans celui (qui, je l’espère, n’arrivera pas) où je viendrais à ne pas revenir, je l’ai déposé chez M. et Mme E. B. à Châtillon. Prends note de cette adresse. (Mets ce paquet de côté, je le rangerai en rentrant, mais quand ?)
29 décembre 1914. J’ai reçu hier, les deux lettres du Nouvel An des enfants, ai-je besoin de te dire qu’elles m’ont fondu le cœur et arraché des larmes. Quand nous trouverons-nous réunis ? Quand les reverrais-je? Il me semble que la date en est si éloignée qu’il vaut mieux ne pas chercher à préciser. Je me fais l’effet d’un bateau qui va à la dérive au milieu d’une mer déchaînée. Tout espoir n’est pas perdu, il faut atteindre la rive, mais que d’écueils, que d’écueils ! À la grâce de Dieu. - Comme je te l’ai dit hier, je suis aux avant-postes pour quatre jours. C’est là où je me sens le plus heureux, l’initiative, les responsabilités stimulent et chassent l’ennui qui, en ce moment, n’a que trop de prise. Je vais te raconter un petit tour que nous ont joué les Boches. Donc, hier, étant dans les tranchées, j’aperçois à quelques centaines de mètres un cochon. Quelle aubaine, parmi mes hommes il y en avait un certain nombre qui voulaient aller le chercher, Mais, flairant un piège, je leur en refusais la permission. La nuit passe sans encombre, ce matin, plus de cochon. À midi, celui-ci réapparaît, mais cent mètres plus près. Nouveaux désirs pour l’aller chercher. Nouveau refus. Bien m’en prit, car je distinguais que la terre paraissait fraichement remuée àl’endroit du goret qui semblait circuler et faire le même trajet aller et retour. Ces dégoûtants de Boches avaient fait une tranchée pendant la nuit pour se rapprocher de nous et pour nous tenter davantage. À la jumelle, l’on distinguait leur jeu, d’un bout à l’autre de la tranchée, un fil de fer auquel était attaché l’animal, lui permettait de faire l’aller et retour. La farce était trop grosse, ces Boches nous prennent pour des poires. Nous leur avons tué leur cochon pour leur prouver que nous ne tombions pas dans le panneau et nous espérons en faire autant d’eux-mêmes d’ici peu. Ces Allemands sont excessivement forts dans l’art des tranchées et ils ont une patience pour y rester terrés, que nous n’avons pas. Il est très difficile de les y voir, tandis que nous avons un mal infini à y maintenir nos hommes. Ils sont passés maîtres en cet art qui ne nous va guère, néanmoins nous nous y faisons beaucoup mieux que je ne l’aurais cru. Espérons que l’offensive générale va nettement se dessiner et que Dieu secondant nos armes, nous aurons bientôt la joie de ne plus en compter sur la terre de France. Malheureusement, il fait un temps épouvantable et ceci ne peut favoriser cette offensive. - Ma lettre te parviendra après les fêtes du nouvel an. Une fois passées, le courage reviendra de plus bel et nous caresserons l’espoir d’être réunis à Pâques, tout en n’y croyant pas. Je joins à ma lettre quelques fleurs pour les enfants, fleurs que j’ai eues bien du mal à trouver.
30 Décembre 1914. Je reçois à l’instant ta lettre du 26 et vois avec plaisir que vous avez passé la journée de Noël en famille. Tant mieux, soyez unis plus que jamais. Le nouvel an approche, où vas-tu passer ce jour ? Déjeunes-tu chez mon oncle D...? Comme je vais penser à vous tous. J’espère que dans ta prochaine lettre tu me diras ce que tu comptes faire, de cette façon, je vous suivrai mieux et serai davantage avec toi et mes chers Petiots.
31 Décembre 1914. Ta carte du 27 me parvient à l’instant. Comme je vais penser à vous tous demain. Fêtes familiales pour vous. Profitez-en, mais pour nous, hélas ! Je reprends les avant-postes demain matin, à 5 heures, actuellement, les Boches nous canardent généreusement. Ils envoient des marmites sur les plus petits groupes. Grande nouvelle, nous allons toucher un train régimentaire et devenons régiment de marche (3è armée), ne faisant plus partie de la défense mobile de Verdun. Écris-moi néanmoins à la même adresse car cette transformation demandera peut-être encore un peu de temps et s’il n’y a pas encore du changement.
Retour en haut de page
|