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 d'un soldat (A.J.)
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Correspondance d'un soldat (A.J.) : Sommaire Préface 08
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Après la mort
Photographies (A.J.) : Alexandre JACQUEAU Portraits de soldats Le front Le combat Les destructions  

 

 

 

2 Juin, 7 h. 30 du matin.

 

Je suis aux avant-postes depuis ce matin et ai déjà subi un bombardement sans trop d’accrocs, un seul homme atteint, et qui s’en tirera, j’espère, avec de simples contusions. Comme on général, je soigne et fais moi-même les premiers pansements aux blessés, vois donc si tu ne trouves pas une petite pharmacie très peu encombrante contenant de la teinture d’iode, de l’éther, des sels, ciseaux et pinces. Je veux quelque chose de petit, dans la taille du pocket kodak, à peu de chose.

...Nous avons un temps superbe, mais quand cela finira-t-il ? Le temps me semble bien, bien long, quand nous reverrons-nous ma pauvre Grande, quand reverrai-je ma Madelon, mon Jean, tous ceux que j’aime.

Dix mois de séparation et nous ne pouvons en prévoir la fin.

Mon Dieu, que c’est dur, que c’est dur !

 

 

 

3 Juin 1915.

 

Hier, je n’ai pas eu de nouvelles au courrier, mais j’espère que celui de ce soir m’apportera de bonnes et longues lettres.

Je suis en parfaite santé, ne t’inquiète donc pas. La journée s’annonce assez tranquille du reste. En général, maintenant les Boches attendent que nous les attaquions pour répondre. Comme nous avons pas mal de travail, nous avons remis les lancements de bombes à ce soir. Il y a donc bien des chances pour que l’après-midi s’écoule tranquillement. Ceci n’empêche pas les grands oiseaux de circuler au-dessus de nos tètes, car, depuis ce matin la grosse artillerie n’arrête pas. Un aéro dirige leur tir, les Boches lui ont envoyé plus de 400 obus de 105 sans résultat. C’est autant de moins pour nous et environ 16.000 francs qu’ils ont gaspillé en pure perte. S’il pouvait toujours en être ainsi.

Tu m’as fait rire dernièrement en disant que nous ne nous mettions pas sous les arbres pour nous garer des torpilles. Hélas ! À quoi cela servirait-il et puis, de bois, il n’en reste plus par places.

 

 

 

4 Juin 1915.

 

...J’ai photographié hier un arbre de mon secteur qui est fort curieux puisque dans le même tronc il y a un obus français de 75 non éclaté et un éclat d’obus allemand de 150. Notre médecin-major en a envoyé le cliché à l’Illustration ainsi qu’un cliché de notre poste de secours.

Ce matin, nous avons eu la visite du Général de Brigade, bien moins sympathique et aimable que le Général de Division.

Demain j’espère pouvoir t’écrire plus longuement.

…J’ai reçu une lettre de la femme de mon ordonnance, elle a reçu le paquet, m’en remercie et m’envoie une médaille de N.-D. d’Isbergues. Je t’enverrai sa lettre demain.

 

 

 

5 Juin 1915.

 

...Les Zouaves, me dis-tu, partent pour le camp de Mailly, mais quand donc partiront-ils pour le front et pour venir un peu nous remplacer.

Un petit séjour à St-Denis ne nous ferait pas de mal et me ferait surtout à moi beaucoup de plaisir. Mais il est probable que nous travaillons trop bien car l’on nous garde. Enfin, tout cela n’est rien si Dieu me garde.

...Les Boches sont bien gentils ce matin et me laissent faire rna correspondance. Mes hommes en ont descendu deux ce matin et j’apprends que la Compagnie qui a le secteur voisin vient de faire 4 prisonniers. Ils se disent mal nourris et découragés, démoralisés. Est-ce vrai ? Ils disent également que beaucoup voudraient se rendre, j’en doute fort, et que l’on n’envoie au B... des C... que leurs mauvaises têtes afin de les punir.

Il est vrai que nous ne leur rendons pas le séjour de ces bois, enchanteur. Mais je me méfie toujours de leurs racontars, du reste dans mon secteur, pas de prisonniers, nous sommes trop près et nous ne parlementons qu’à coups de fusil.

 

 

 

6 Juin 1915.

 

Aujourd’hui, Fête-Dieu, fête de l’Ami par excellence. Nous avons été relevés de nos avant-postes ce matin à 4 heures et j’ai pu en arrivant ici et assister à la Sainte-Messe et communier en intention avec toi.

Ah ! Ma pauvre Grande, quand les bons jours reviendront-ils ? Plus de dix mois déjà... et pourtant, comme c’est long, long, affreusement long.

Et dire que nos ennemis les Russes reculent encore.

Premysl démantelé est de peu d’importance, mais c’est une satisfaction morale pour les Boches dont les dirigeants tirent parti et ceci est bien à regretter.

Je ne t’écris pas plus longuement, car j’ai passé une partie de la nuit à mon téléphone pour régler des tirs d’artillerie. J’ai sommeillé 2 heures à peine et ces 4 jours m’ont passablement fatigué, et puis je veux mettre un mot à Paulette.

Il fait un temps superbe et je me porte admirablement bien.

…Vendredi Il et dimanche 13, je ne serai pas au repos et je le regrette.

 

 

 

7 Juin 1915.

 

...Je m’ennuie atrocement de toi, de mes Petiots, de Mère, de tous ceux que j’aime et faut-il l’avouer, de ma pauvre maison à laquelle je m’étais tant consacré.

Je n’élève aucune critique, mais il serait juste, il me semble, que l’on nous remplace un peu ici, pour nous permettre de veiller un peu à nos intérêts.

La question est très complexe et très ardue, mais je crois avoir fait vraiment ma part quand tant d’autres ne la font pas et se sacrifient si peu pour l’intérêt général et notre pauvre pays.

Enfin, laissons-nous conduire par le Maître, Il sait mieux que nous ce dont nous avons besoin et juge d’un point de vue tout autre que le nôtre, qui reste malgré tout, si terrestre. Mais, mon Dieu, quand cela finira-t-il ? Quand verrons-nous la fin de l’épreuve ?

Je t’écris de mon cachot ne voyant qu’une partie toute petite du ciel qui est cependant ensoleillé et admirablement bleu. Ce beau temps inviterait à sortir de notre cave, mais la canonnade est intermittente et les obus encadrent la ferme.

Nous recevons aujourd’hui 65 colis du Touring-Club pour mes hommes, à chaque paquet il est joint la petite carte que je t’adresse.

Ma tante A... m’a écrit une carte et m’offre de m’envoyer du linge pour mes hommes. J’ai accepté de suite. Pauvres diables, il est bon qu’on s’occupe d’eux, car ils font preuve d’une énergie et d’un moral excellent. Cette guerre aura démontré que nous avons des qualités d’endurance, de ténacité et de patience que nous ne soupçonnions pas.

Les prisonniers Allemands dont je t’ai causé ont été interrogés et sont venus dans nos lignes donner des renseignements sur leurs positions. Ce sont des Polonais et par conséquent peu enclins de sympathie pour les Prussiens. L’esprit de ces derniers est, parait-il, excellent, ils croient toujours à la victoire finale.

Comme nourriture, ils n’ont pas à se plaindre, mais d’après les lettres trouvées sur eux il n’en est pas de même de la population civile. Ce serait là le meilleur atout pour nous, surtout si la Roumanie, la Bulgarie et les Etats-Unis faisaient cause commune avec nous. Ne pouvant s’approvisionner par l’est et ne recevant aucune importation des Etats-Unis par la Hollande, leur situation deviendrait vite désespérée. Mais le malheur c’est que tous ces neutres font de bonnes affaires à nos dépens et n’ont intérêt à entrer en lice que le plus tard possible. L’Italie qui a fait un commerce éhonté avec l’Allemagne et l’Autriche durant 9 mois, et vient de joindre sa cause à la nôtre en est une preuve.

La conclusion de tout ceci c’est qu’il est impossible de prévoir la fin de cette guerre et qu’ayant plus que jamais besoin de courage, de patience et de résignation, il ne faut pas nous laisser abattre.

Prions plus que jamais et surtout que cette consécration de la France au Sacré-Cœur le 11, revête vraiment un caractère national. Dieu seul peut abréger l’épreuve. Quand le comprendrons-nous ?

Ici les petits drapeaux ornent tous les képis et toutes les poitrines, mais il faut que ce soit surtout dans nos cœurs que fleurisse l’amour du Divin Cœur de Jésus.

Je te quitte, ma Bonne Grande... si tu savais combien je pense à toi, à ma Madeleine, à mon Jean, à ma Bonne Mère, à tous ceux que j’aime tant et combien je souffre de cette séparation si longue, si pénible et que j‘accepte pourtant avec résignation.

 

 

 

8 Juin 1915.

 

Quelle carte chic je t’envoie ! Tu vas être étonnée que l’on puisse avoir un pareil superflu sur le front. Je l’ai fait acheter hier par un camarade qui a été à Verdun. J’en ai profité, car si le bombardement devait continuer il est probable que beaucoup de commerçants évacueraient.

Demain nous reprenons les avant-postes un jour en avance et nous n’y resterons que trois jours, ce qui me permettra d’assister dimanche prochain à la consécration de la France au Sacré-Cœur. Pourquoi ce changement ? Je ne sais, il se peut que nous naviguions un peu pendant ces trois jours, en tous cas, ne t’inquiète pas, car je vois là une nouvelle preuve de la Providence.

J’avais un regret très grand de ne pouvoir assister aux offices dimanche, puis tout s’arrange pour le mieux. Du reste, la protection que j’ai sentie lorsque j’ai vu l’image du Bon Maître en sortant du petit bûcher du presbytère de Laon ne s’est pas démentie. Notre Bon Maître se prodigue pour moi et j’ai toute facilité de le recevoir.

Le service depuis quelques jours m’empêchant d’assister à l’office du matin, j’en étais très ennuyé car durant le repos, c’est mon seul bonheur et ma seule consolation. Eh bien ! Le prêtre infirmier me garde les Saintes-Espèces et ceci me permet de communier en rentrant. Du reste, tu dois savoir que le Souverain Pontife nous accorde de grandes dispenses pour les troupes sur le front et que nous pouvons communier même sans être à jeun. De cette dispense, je n’use pas, néanmoins c’est une grande facilite, appréciable pour mes hommes qui fatiguent beaucoup plus que moi.

Je reçois ta lettre du 5. Combien elle me fait plaisir ! Oui, il y a des moments où comme toi, il faut se cramponner pour ne pas douter et garder toute sa confiance. Mais c’est à ces moments qu’il faut prier plus que jamais, qu’il faut chercher et désirer. Notre Bon Maître qui ne se fait jamais attendre et vient toujours secourir celui qui l’aime et le prie.

Ah ! La persévérance dans la prière et dans l’amour de Dieu, jusqu’à la mort, n’est-ce pas ce que nous devons demander chaque jour à notre Bonne Mère, la dispensatrice de toutes les grâces. Prier, faire consciencieusement son devoir et penser à vous tous que j’aime tant, voilà l’emploi de mon temps, ici comme au B... des C...

Au revoir, ma Bonne Grande, je t’écrirai demain, ne serait-ce qu’une carte, en tout cas, ne t’inquiète pas et ayons toute confiance.

 

 

 

9 Juin 1915.

 

...Rien de nouveau, tout va bien quoiqu’un peu fatigué par la chaleur. Nous avons un temps superbe, mais quelle chaleur torride. Cette température indispose ; pour ma part, ces premières chaleurs me fatiguent beaucoup, comme toujours.

Et puis, le supplice de l’eau va commencer. Nous sommes forcés d’exercer une grande surveillance car les hommes boiraient n’importe quelle eau. Je ne sais si je t’ai raconté ce qui, dernièrement, nous est arrivé.

Les hommes faisaient depuis quelques jours un café excécrable, je m’inquiète de savoir d’où provenait l’eau. J’enquête et j’apprends que l’homme la prenait dans un trou d’obus où l’eau était claire, il est vrai, Car il y a comme une petite source. Je goûte cette eau, aucune erreur possible, le café n’y est pour rien, c’est l’eau, elle à un goût épouvantable. Doù cela provient-il ? Je fouine à droite et à gauche et que vois-je, deux pieds qui sortent à peine du sol. C’était un cadavre de boche enterré à fleur de terre.

Quand j’y songe, j’en éprouve encore un haut-le-cœur.

 

 

 

11 Juin 1915.

 

Rien de nouveau à te dire pour aujourd’hui, je suis en bonne santé et me remets de la fatigue que je ressentais ces jours derniers. Je n’ai que peu de temps à moi et vu la solennité du jour, tu ne m’en voudras pas de le consacrer à qui tu sais..., à l’Ami par excellence. Implorons, prions, aimons beaucoup pour que des flots de grâces se répandent sur notre chère France et que le Bon Dieu pardonne nos fautes particulières et nationales.

 

 

 

13 Juin 1915.

 

...Ici beaucoup d’officiers me plaignent d’être avec X..., le colonel lui-même, je crois, m’en témoigne d’autant plus de marques d’estime, il m’a fait pressentir pour changer de Compagnie, mais je connais mes gradés, mes hommes, mon secteur et puis comme je te l’ai dit, j’attache peu d’importance à ses élucubrations et ma présence à la Compagnie mitige un peu le mauvais effet de certaines paroles. Du reste, depuis que j’ai eu une discussion assez violente dernièrement avec lui, il me laisse la paix, je ne réponds qu’aux discutions qui me conviennent et ne me cache nullement pour pratiquer, ce qui encourage bon nombre de mes hommes que son attitude peut gêner.

Néanmoins pour le service, je n’ai pas à m’en plaindre, il ne fait jamais rien sans m’en causer et tient toujours compte de mon avis.

Ai-je besoin de te dire qu’aujourd’hui nous avons consacré de bonnes heures au Bon Maître.

Nous avions dressé un autel de branchages, orné de guirlandes, de drapeaux avec l’emblème du Sacré-Cœur, d’oriflammes, etc... Messe de communion à 7 heures, Grand-Messe dite par un de nos soldats, qui vient d’être ordonné. Vêpres à 2 h. 1/2. Bonne journée, comme tu peux le penser et combien réconfortante.

- Ne t’inquiète pas pour ma surdité, elle est complètement passée, mais c’est bien des déchirures du tympan que j’ai eues. Mes oreilles m’ont fait souffrir pendant une quinzaine de jours et rendaient un liquide rosé. Il avait été question un moment de m’envoyer voir un spécialiste à V..., mais cela s’est très bien passé et sois tranquille, je ne m’en ressens nullement.

Oui, le Bon Maître m’a protégé miraculeusement, car ces deux obus auraient dû me mettre en bouillie, mais ce n’est pas là la première fois que je constate cette protection que m’attirent vos bonnes prières.

...Espérons que nous verrons bientôt la fin de cette séparation. Il y a des moments où je me sens complètement à bout.

Mais, n’entamons pas ce sujet, car gare au cafard... Embrasse mes Petiots, mes bons Petiots, comme je voudrais tant pouvoir le faire en raison du dur sacrifice qui m’est imposé depuis plus de 10 mois.

 

 

 

14 Juin 1915.

 

Depuis ce matin, je veux t’écrire, mais ici je suis l’écrivain public et fais les lettres des uns et dès autres. Je n’ai jamais écrit à autant de femmes de ma vie, Sidonie, Marie, Lucienne, Désirée, Agathe, etc, j’oubliais Madeleine qui est une de mes abonnées. Je les embrasse les unes après les autres ainsi que les petiots et je signe : « Ton mari qui t’aime beaucoup et pense bien à toi. » Quel bigame... Néanmoins, j’espère que tu n’en seras pas jalouse.

À tous, j’ai le désir de faire plaisir..., mais depuis que j’ai mon appareil photo, cela me devient impossible, mon rôle d’écrivain ne suffit pas, il faudrait que je devienne photographe et malgré toute ma bonne volonté, cela n’est pas possible. Et pourtant, combien je serais heureux de faire plaisir à tous. Tu ne peux te figurer combien je suis ennuyé lorsque je vois un homme venir à moi et me dire : « Mon lieutenant, si vous pouviez me photographier, cela ferait plaisir à ma femme et ce serait un bon souvenir de vous. »

À tous, je réponds : « Mon pauvre ami, je regrette de ne pouvoir vous faire plaisir, mais il me faudrait prendre tous les hommes de la Compagnie, et vu le nombre, cela m’est impossible, mais je ferai mon possible pour vous prendre dans un groupe. »

Aujourd’hui, je t’envoie quelques photos.

1° Tranchées allemandes en avant des nôtres. Au premier plan, les nôtres couvertes de fagots, et un réseau de fil ronces peur empêcher les Allemands de pénétrer plus avant vers la 2ème ligne dans le cas où nous serions forcés d’évacuer la première.

Tu vois, au fond les deux tranchées allemandes qui se continuent par un boyau garni de sacs de terre dans le bois.

Sur la droite, l’abri de nos sentinelles.

2° La même photographie. Éclatement d’une de nos bombes sur la tranchée allemande.

Comme tu vois, nous ne sommes pas très loin des Boches et tu peux te demander comment nous avons pu prendre cette photographie. Le procédé est très simple, quelques bombes à la cheddite. Lorsqu’elles arrivent, les Boches se terrent en attendant l’explosion.

Nous montons alors sur les abris et clique..., la photo est prise.

...Sur ces photos, tu vois des croisillons, ce sont des chevalets garnis de ronces artificielles et que nous lançons en avant de nous, comme défenses accessoires.

Comme tu peux le voir, un de ces chevalets à été projeté par une bombe sur la toiture de notre tranchée, nous appelons cela des éléments de réseau Lagarde.

- Ah ! Combien je pense à toi, ma pauvre Grande, à toi, à mes Petiots, à tous !

Quand finira donc cette longue séparation ? Mais, si Dieu le permet, quel bonheur..., aussi de se revoir.

J’évite de m’arrêter à ce sujet, d’en causer, d’y penser, d’écrire... c’est si dur, si dur de vivre ainsi.

 

 

 

15 Juin 1915.

 

Je viens d’écrire à Mère, à Paulette ; à toi, je ne mettrai qu’une carte pour aujourd’hui. Demande donc à Mère où à Paulette, dans le cas ou tu ne pourrais aller à Paris, de me rapporter quelques monologues : Monsieur le Hulan, de Déroulède ; Le Cheveu Blanc ; Le Vent, de Miguel Zamacoïs et quelque autre monologue d’esprit religieux si tu en connais.

Durant les périodes de repos, nous allons organiser des petits concerts, ceci afin de distraire les hommes, il faut absolument que nous nous occupions d’eux sérieusement, afin de maintenir le moral à hauteur des sacrifices que nous leur demandons.

Que n’aurons-nous pas fait dans cette guerre ?

Ah ! La noble carrière des armes. Soldat, terrassier, bûcheron, vannier, charpentier, mineur, artificier, infirmier... comédien, sans compter l’oreille à Jules.

...Je t’adresse quelques échantillons de cartes faites avec des écorces d’arbres, pour te montrer l’ingéniosité de nos hommes.

 

 

 

16 Juin 1915.

 

Je t’adresse de nouveau deux photos :

1° Les tranchées boches en avant de mon poste que tu as déjà. Au dos, j’ai fait une croix à l’encre pour te montrer un abri que je viens de démolir avec des bombes contenant 5 kilos de cheddite. Quel raffût !

Depuis, ils essaient de le réparer, mais j’ai 4 fusils braqués sur cette partie et dès qu’un sac à terre ou un fagot, tôle ou traverse, bouge, feu de salve... Joue... Feu... Ils ne doivent pas être à la noce, car ils ont tout l’air d’abandonner le travail. Ce sera pour cette nuit probablement, mais les fusils seront braqués d’avance et je leur offrirai le même hors-d’œuvre. Nous avons fait un prisonnier hier, un déserteur, il nous en annonce huit pour ce soir ou demain. Ce sont des Polonais, ils n’ont pas belle mine et se plaignent de la nourriture et des mauvais traitements.

2° Nos cuisiniers au B... des C... à la sortie de leur cuisine souterraine. Parmi eux il y en a un qui va à la chasse des Sénégalais, c’est ainsi qu’ils appellent les totos. En avant d’eux, les boites de singe.

Inutile de te dire que ces cuisines souterraines manquent beaucoup de commodité. Il y fait une chaleur épouvantable et cela ne vaut pas la cuisine de Mère et même la nôtre.

J’ai reçu hier une carte de Paulette et les deux photos de ses trois grands, elles sont arrivées un peu abimées, mais j’espère que tu auras le double. Inutile de te dire qu’à cette vue, si mon plaisir à été extrême, mon cœur s’est aussi bien serré.

Au changement de ces enfants, l’on mesure la durée de l’absence.

Maurice, mon fiyeu, a le moins changé, mais quel air décidé. Ah ! Mon petit, si tu continues, ton énergie te fera aller loin et il n’y aura pas à être en peine de toi, malgré ta petite taille.

Quant à Jacques et Pierrot, quel changement... Quel changement.

Jacques quel beau gars, quelle belle prestance et que de bonté dans son regard. Il est superbe et j’ai été stupéfait de le voir aussi changé.

Et mon ami Pierrot, comme il est beau et gentil avec sa petite houpette. Il tiendra je crois, un peu de ses deux frères, prestance de Jacques et décision de Maurice.

Ah ! Oui, j’étais bien heureux de recevoir ces photographies, mais quelle peine de se sentir si loin de tous ceux que l’on aime, de tous ces enfants que j’ai tant choyés et de se poser la question qui, depuis si longtemps, revient à toute minute à l’esprit : « Quand donc tout cela finira-t-il ? » Revivrai-je les joies familiales, et quand ? »

Enfin, malgré tout, les figures éveillées de ces enfants que l’on aime tant vous redonnent courage. L’on sent l’utilité de la vie que l’on mène, le but du devoir qui vous maintient ici. Il ne faudrait pas que ces petits cœurs souffrent ce que nous souffrons, que ces yeux voient les horreurs d’une pareille guerre et pleurent les larmes que nous versons. Patience, coura                         ge, espoir...

Maintenant, avant de terminer, je vais te demander de me faire un grand, très grand plaisir. Fais-moi faire la photographie de Madeleine et de Jean réunis avec les costumes qu’ils avaient le jour de la 1ère Communion de leurs cousins. Tu me rendras bien heureux.

 

 

 

17 juin 1915.

 

J’ai reçu ta bonne lettre du 12 à laquelle je répondrai plus longuement cet après-midi.

...Nous avons eu grand chambard ce matin à 2 h. 45, mais tout s’est bien passé et le calme a succédé à l’orage. Jamais cela ne m’a paru si calme.

...Ne t’inquiète pas, je suis en bonne santé, prions et ayons confiance.

 

 

 

19 Juin 1915.

 

Encore un petit mot pour aujourd’hui car je suis très occupé et un peu fatigué.

J’ai travaillé une partie de la nuit avec mes hommes pour faire une tranchée qui prend de flanc un ouvrage boche. J’ai parfaitement réussi malgré la fusillade que nous sommes arrivés à faire taire à coups de bombes à la cheddite. Les Boches ont dû être bien stupéfaits ce matin en nous voyant là.

Tout à l’heure, le colonel vient de passer la visite de mon secteur avec le capitaine. Il a été très satisfait, mais un petit fait, te révèlera la mentalité de X... Il ignorait complètement le travail que j‘ai fait faire mais lorsqu’il à vu qu’il y avait des compliments à en tirer, il a eu l’aplomb de dire, devant moi, qu’il m’en avait donné l’ordre et le plan.

Heureusement que le Colonel le connaît, du reste, je me fais fort à l’occasion, de le lui dire. Quant à X..., il aura un jour ou l’autre ma façon de penser sur ces procédés. Mais peu m’importe du reste, les hommes voient clair et le jugement de ceux-ci me fait infiniment plus de plaisir que les compliments d’en haut. J’ai la satisfaction de faire mon devoir et je n’en cherche pas d’autre.

 

 

 

20 juin 1915.

 

Je suis relevé depuis ce matin 4 heures, cette période s’est relativement bien passée, quoique ayant été très bombardé, surtout à deux reprises. Je viens de procéder à mon nettoyage, après ces 4 jours d’avant-poste, ce n’est pas du luxe, j’ai assisté à la Messe de communion et après une visite au Colonel qui vient de me faire appeler pour me demander mon avis sur l’affectation à la Compagnie d’un prêtre infirmter, je m’empresse de répondre à tes bonnes lettres des 12-14-15.

Malgré tout mon désir de voir un prêtre à la Compagnie, je suis fort embarrassé pour donner mon avis, le Colonel m’a dit d’y réfléchir. X... est tel qu’il va créer bien des ennuis à ce malheureux prêtre et je crois que pour éviter tout conflit, il serait préférable qu’il soit affecté à une autre Compagnie où il pourrait rendre plus de services et agirait plus librement. Ceci ne l’empêchera pas d’exercer son ministère auprès de nous et n’ayant pas affaire à X... il n’en aura que les coudées plus franches et ne subira pas les mille vexations dont moi-même je suis l’objet. Quel malheur que je ne le connaisse pas, selon son caractère, je donnerais un avis plus sûr.

…Ce soir, je t’enverrai 3 nouvelles photos que m’a données très aimablement le médecin-major. Elles ont été prises dimanche 13 (consécration de la France au Sacré-Ceur) durant la Messe. Je suis à gauche, sous la bannière de Jeanne d’Arc et suis très reconnaissable. Garde-moi toutes ces photos, j’y tiens, j’y tiens beaucoup à toutes.

Ce que tu me dis de la cérémonie du 11 au Sacré Cœur ne m’étonne pas et c’est pourquoi je préfère les petites églises. Notre cérémonie t’aurait autrement plu, quoique n’ayant pas eu le bonheur d’avoir le Père Delor pour faire le sermon ; mais cet autel garni de fleurs, de branchages, d’oriflammes, dans cette grange dont une partie de la toiture est enlevée par les obus et ce recueillement, cette ferveur...

Voilà, ce qui a pu toucher le Cœur du Bon Maître. Néanmoins tu as bien fait d’y aller.

- Tu me dis que Si J’e voulais avoir l’autorisation de revenir quelques jours, tu l’obtiendrais… Comment donc t’y prendrais-tu ?

- C’est en effet la médaille de Saint-Louis que Mère m’a envoyée que tu vois sur toutes mes photos. J’ai également celle du Sacré-Cœur et celles que Paulette et Louise m’ont envoyées, mais au bout de la même chaîne, dans ma poche.

- Quelle affreuse guerre et quel malheur de voir mourir ainsi tant de jeunes gens, tant de pauvres pères de famille. Je plains bien les familles S... et L...

- Pour la scarlatine, fais bien attention à Jean et à Madeleine, surveille-les bien, comme je serais ennuyé de les voir avec cette maladie. Enfin, espérons que nous n’aurons pas ce nouveau tourment.

...Je comprends combien Mère et Georges doivent être heureux d’être réunis. Quand pourrai-je en dire de même, 15 mois sans avoir couché dans son lit, dans sa chambre, comme il doit être heureux de retrouver toutes ses petites affaires. Mais moi, onze mois sans coucher dans un lit, ou si rarement. Depuis que je suis au B... des C..., jamais... et sans jamais me déchausser, me déshabiller. Mais ce n’est pas cela le plus dur, le corps se fait à toutes ces misères, se rompt à toutes les fatigues, à toutes les privations.

La citation que tu as lue dans la Croix est bien pour nous. C’est un pont que nous avons fait sauter près de Buzy, au mois d’avril (Brigade de marche) semaine de Pâques.

...Surtout, tiens-moi bien au courant de la santé des enfants. Embrasse-les bien pour leur petit père qui s’ennuie tant de ne pas les revoir.

 

 

 

22 Juin 1915.

 

Hier, je ne t’ai répondu qu’une carte postale timbrée de Verdun, la veille au soir, le commandant m’avait fait appeler et demander si je voulais profiter de sa voiture. J’ai accepté surtout pour lui être agréable. C’est un très brave homme.

En cours de route, il m’a dit que le Lieutenant porte-drapeau ayant été évacué, le Colonel et lui avaient pensé à moi pour ce poste, mais que le capitaine tenait à me garder et que le Colonel lui-même hésitait à m’enlever de ma Compagnie et de mon secteur et que, vu les circonstances, il ne serait pas remplacé pour l’instant.

Je l’ai remercié d’avoir pensé à moi. C’est un poste qui m’aurait plu beaucoup et j’aurais pu m’y reposer un peu. Attendons donc les événements, car je ne veux rien solliciter, rien demander.

Le Colonel est toujours fort aimable pour moi, aujourd’hui encore, il m’a fait appeler au sujet des travaux et d’une boîte à mitraille que les Boches ont placée le long d’un parapet. Avant d’envoyer son rapport à la Brigade, il voulait que je lui donne mon avis sur les moyens que les Boches étaient susceptibles d’avoir pris pour arriver à déposer cette boîte.

J’espère donc que ce poste me reviendra mais comme toujours : « Fais ce que dois, advienne que pourra. »

Le Bon Dieu sait mieux que moi le poste qui peut me convenir et où je puis surtout être utile. Je m’en remets donc à sa sagesse infinie et me soumets entièrement à sa volonté.

Mais comme c’est long et comme nous l’aurons payé notre bonheur. Il y a des moments où c’est à désespérer et il faut avoir toute la confiance que nous avons pour ne pas se démonter et avoir espoir.

Remercie bien ma Madelon de ses deux cartes qui m’ont fait bien plaisir.

 

 

 

23 Juin 1915.

 

Reçu ta bonne lettre du 18 qui, bien longue et bien détaillée, m’a fait grand plaisir. Moi aussi ma confiance triomphe toujours et de tout, néanmoins le temps me semble long, atrocement long. Quelle guerre, et ce n’est pas fini, puisque l’on commence à prévoir une nouvelle campagne d’hiver. Comment et quand sortirons-nous de tout cela ?

...Je t’embrasse mille et mille fois, ainsi que ma Madelon et mon Jean que, par moments, je désespère de revoir ici-bas.

 

 

 

24 Juin 1915.

 

Aujourd’hui je ne te mettrai que ce petit mot, nous avons repris notre poste, ce matin. Je suis en bonne santé et tout va bien. Je suis sans nouvelle depuis deux jours et avec cela traverse une période cafardesque. À force il y a de quoi l’avoir.

 

 

 

25 Juin 1915.

 

Je voulais t’écrire longuement hier après-midi, mon intention était la même ce matin, mais impossible de le faire. J’ai reçu hier soir tes lettres et cartes du 21, ainsi qu’une lettre de Mère de la même date. Toutes trois m’ont fait grand plaisir.

Le potin du soldat sur V... est ridicule. Beaucoup de civils sont partis, quant aux soldats j’imagine qu’un bombardement ne les empêche pas de rester à leur poste.

 

 

 

27 Juin 1915.

 

Tu ne recevras pas de lettre du 26. Je t’avais écrit hier sous l’impression d’une émotion si violente, qu’ayant crainte que ma lettre ne reflète trop les émotions ressenties, je l’ai déchirée. J’ai passé hier des heures atroces et l’impression qui m’en reste est épouvantable. J’ai eu plusieurs blessés très grièvement atteints et j’ai perdu un malheureux petit sergent que j’aimais beaucoup.

J’ai déjà vu de bien tristes scènes, mais pas comme celles d’hier. De plus, il y en a que l’on regrette plus que d’autres, j’ai perdu là trois hommes sur lesquels je pouvais compter et mon petit sergent pour lequel une sympathie réciproque créait un lien de plus.

Mais passons à un autre sujet, l’impression est trop pénible, mais non sans rendre grâces à Dieu et à la Très-Sainte-Vierge de leurs protections.

…Tu m’as fait rire par ta visite aux tranchées de la Courneuve. J’ai reçu deux lettres hier de Jacques et de Maurice, qui m’en causent. Je leur répondrai à ce sujet et leur proposerai de les embaucher.

Voilà la vie. Les petits s’amusent de ce qui fait le supplice des grands. Tu me dis y avoir été à 4 pattes, mais il en est de même dans nos sapes. En tout cas, puisque je crois comprendre qu’ils ont creusé cela dans le jardin, recommande à Paulette et à André de veiller à ce que ce soit bien étayé, que l’un ou l’autre des enfants ne se fasse pas prendre sous un éboulement.

...Espérons que nous n’aurons pas besoin de la classe 17. Pauvres gosses, s’ils savaient où ils vont. Notre avance est infime et rien ne peut faire prévoir la fin de cette terrible guerre.

De plus, les événements traînent en longueur et rien pour remonter le moral. Les Russes reculent toujours et nos parlementaires discourent. Ah ! Le parlementarisme, que nous aura-t-il coûté ?

Actuellement, les chambres devraient être dissoutes et il ne devrait y avoir qu’un Comité de salut public avec plein pouvoir.

- As-tu lu l’interview du Pape. Si cela est exact, c’est bien triste et prouve que la papauté est bien germanisée. C’est tellement peu imaginable que j’espère un démenti. En tout cas, le Pape devrait bien faire une distinction entre la France officielle et les millions de catholiques qui soutiennent de leurs deniers le culte et les œuvres. Néanmoins, gardons confiance, le Bon Dieu ne nous abandonnera pas.

Je répondrai demain à la fin de ta lettre, faute de place et aussi parce que je n’ai pas grande idée pour écrire. Je t’avouerai même que malgré toute mon affection, il m’a fallu faire un rude effort car je suis affreusement triste.

Quand vous reverrai-je tous ???

 

 

 

28 Juin 1915.

 

Enfin relevés ! Quelle affreuse période de 4 jours ! Encore un mort sur ceux des blessés d’avant-hier et quel brave graçon encore que celui-là.

Je suis absolument éreinté aujourd’hui, physiquement et moralement.

Je viens de passer deux jours et deux nuits sans dormir, à travailler à côté de mes hommes, ceci, sans compter les émotions. J’avais deux tranchées complètement anéanties et à 40 mètres des Boches.

Cette nuit je reprenais espoir, à minuit, il ne nous restait plus qu’une heure de travail, quand la moitié de la tranchée reconstruite s’effondre. J’étais absolument désespéré. Les Boches tiraillaient à outrance et nous avions la lune, une lune claire derrière nous. Ah ! La bonne prière que j’ai faite, j’avais tant craint de voir de nouvelles victimes.

Mais le Bon Maître ne m’a pas abandonné, Il m’a guidé, inspiré et à deux heures et demie, si le travail principal restait à faire, la brèche était bouchée, les Boches ne pouvaient voir chez nous et nos remplaçants pouvaient travailler en sécurité.

Mais quels moments j’ai passé, ma pauvre Grande, ce sont là des heures inoubliables et qui paraissent un siècle.

- Ce matin, nous sommes passés au cimetière du Bois. J’ai fait rendre les derniers honneurs par mon peloton et j’ai dit quelques rriots que je t’adresse... (mais pour toi). Ah ! j’étais bien émotionné, je t’assure, c’était un si brave et si bon garçon que mon petit sergent et avoir été abimé comme il l’a été. Mourir dans le feu d’une action, haché, broyé, c’est bien triste, mais dans cette guerre de tranchée, cela revêt la forme d’un véritable assassinat.

Ah ! Cette guerre de lâches, quand les aurons-nous donc en rase campagne.

- Je vais te quitter, car le courrier lui apporte deux lettres et il me faut écrire à ses parents et à son frère.

Garde à vous !

Mes amis,

J’ai voulu vous réunir près de cette tombe afin de rendre nos derniers devoirs et un dernier hommage à notre camarade le sergent D...

Excellent cœur, sympathique à tous, bon soldat, discipliné, dévoué, crâne et brave sans le savoir, sans forfanterie et sans le faire valoir, il nous laisse un bel et noble exemple.

Présentez les armes !

Sergent D..., notre camarade, notre ami, la 19ème Compagnie garde de vous un bon et pieux souvenir, nos cœurs que vous avez su gagner conserveront jalousement votre mémoire, au nom de tous, je ne vous dis pas adieu mon Brave, mais au revoir.

 

 

 

30 Juin 1915.

 

...Ne t’inquiète pas pour la proposition de lieutenant porte-drapeau. Cette fonction m’aurait beaucoup plu et m’aurait changé de milieu. Quant au danger, il n’y en a pas plus là qu’ailleurs et cela m’épargnerait d’aller aux tranchées car au fond, il faut bien l’avouer, l’on en est las, las de cette existence.

Toujours refaire, reconstruire ce qui est démoli, anéanti par les obus et les minenwerfer et encore si tout cela se faisait sans casse, mais le souvenir de ceux qu’on ramasse dans une toile de tente, tels qu’un paquet qu’on porte à la lessive, vous laisse une impression pénible. Certes, les troupes d’attaque ont à souffrir, mais l’on s’y trouve grisé par l’action, l’on y va tous, puis, après quelques jours de combats bien pénibles, l’on est remplacé pour se reformer à l’arrière. Avec la vie de tranchée, rien de cela, depuis onze mois, nous sommes là, dans nos trous, dans l’inquiétude continuelle de l’obus, du minenwerfer, de la torpille, de la bombe qui peut arriver...

Est-ce là une existence, non... Aux écoutes continuellement... du moindre coup de pioche, car il faut craindre la sape... la mine....

Non, ce n’est pas là une vie et la santé et le moral s’y usent. Chaque soir, il y a de nouvelles évacuations, sans compter les tués et les blessés. Mon camarade A... a été évacué hier.

On ne laisse pas une troupe impunément onze mois dans un tel milieu sans aucun repos. L’état sanitaire devient mauvais, et si l’on n’y prend garde, en haut lieu, on aura de cruels mécomptes.

Quant aux fonctions de porte-drapeau, il y a beaucoup de chances pour qu’elles ne me soient pas confiées, car A... parti le capitaine mettra un obstacle de plus pour me laisser quitter la Compagnie.

- Tu me dis que ma confiance n’égale pas la tienne, si elle est très grande, mais le milieu n’est pas le même.

- Tu m’as fait rire avec ton moyen pour me faire rentrer. Hélas ! Le Gouverneur ne daignera même pas répondre à la demande et à aucun prix je ne veux que tu la fasses.

Peut-être arrivera-t-on à mettre le régiment au repos, cela devient nécessaire et vaudrait beaucoup mieux.

Certes, le moral reste bon ici, mais les forces s’usent et puis il y a assez longtemps que nous nous faisons casser la figure quand tant d’autres à l’arrière ne font rien. Chacun son tour.

...Allons, voilà une longue lettre, peut-être pas bien folichonne, mais il fait un temps atroce, et comme le Capitaine ne veut pas de mouches et qu’il dort, toutes les impostes sont bouchées par des couvertures et je t’écris presque dans l’obscurité.

Au dehors, il fait un orage épouvantable et la pluie est torrentielle.

Au revoir, ma bonne Grande, va, toutes ces misères passeront… ayons confiance.

 

 

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