1er avril 1915. Depuis plusieurs jours j’étais sans nouvelle de toi, mais hier au courrier, trois lettres, celles des 24, 26 et 27. Comme il me sera très difficile de garder ma correspondance, je te la retournerai au jour le jour. Mets-la moi de côté, après la guerre et si, comme j-e l’espère, j’ai le bonheur d’être de ce monde, combien elle aura de prix pour moi. Toujours sans nouvelles pour notre prochaine destination. En tout cas, je t’en supplie, ne t’inquiète pas. Ici, nous perdions tous les jours quelques hommes, tués ou blessés, bêtement, sans savoir d’où venait la balle. Avec la belle saison, la verdure, la situation serait devenue plus critique. Si nous allons en plaine, nous aurons au moins l’avantage de voir l’ennemi et nous n’aurons pas à fouiller les taillis et les arbres comme nous le faisions ici. Ayons donc confiance. Chaque fois que l’on change d’avant-postes, l’on en éprouve un ennui. On est fait à son secteur et, malgré la proximité du danger, on finit pas y vivre comme chez soi. C’est donc affaire d’habitude. C’est un petit déménagement à opérer. Ce n’est pas le premier depuis cette campagne. Je suis profondément peiné pour toi de tous les soucis, de tous le chagrin que t’occasionne cette guerre. Pour moi, quoiqu’en souffrant beaucoup, je ne me plains pas. Notre Bon Maître m’a donné la Foi, une croyance sincère et indéracinable, j’estime donc que ce n’est pas trop l’acheter par tous les sacrifices. Je ne demande à Notre Seigneur qu’une chose : c’est qu’Il me permette de réparer, par la suite, toutes mes erreurs. Ai-je besoin de te dire que depuis ma conversion je souffre profondément de toutes les preuves d’impiété que j’ai données. Je ne comprenais pas le divin mystère de l’Eucharistie. J’éprouve actuellement la plus grande joie à communier. Il est si facile et si réconfortant de se rapprocher et de converser avec le Bon Maître. Je ne comprenais pas la dévotion au Sacré-Cœur. Maintenant je m’y consacre chaque jour et je sens davantage la monstruosité de mon incroyance d’autrefois. Par une convention d’esprit spéciale, je croyais et me recommandais à Notre Bonne Mère et je ne croyais pas à tout ce que Notre Divin Maître à fait et signé de son sang. Pourquoi ne pas avoir réfléchi et cherché la vérité plus tôt ? Croire à la Bonne Mère et douter du Fils, n’était-ce pas une injure à Lui faire ? Néanmoins cette croyance au doux Cœur de Marie m’a amené à celle du Cœur de Jésus et maintenant je puis dire « Credo ». Pour l’autorisation que tu as obtenue pour venir à Verdun, garde-là. Puisque l’on ne fixe pas la date, qui sait si elle ne pourra te servir par la suite. Tu me dis au sujet du voyage : « l’ennui que j’aurais éprouvé ensuite aurait été compensé par la joie de te voir. » Mais nous ne pensons pas de même. Comment, ma pauvre Suzanne, pouvons-nous penser de même ? L’ennui que tu aurais eu en me quittant aurait été atténué par la satisfaction d’avoir tes petits autour de toi, de retrouver ta maison, ta vie habituelle, mais moi, qu’aurais-je eu pour compenser le plaisir de te voir quelques heures ? Rien, si ce n’est un aperçu de mon bonheur d’autrefois, le regret d’une durée éphémère, l’appréhension de le perdre à tout jamais, me trouver en tête-à-tête seul avec mon ennui et reprendre une existence pleine d’aléas. Dis que notre existence nous fait juger différemment, c’est possible, mais comment peux-tu douter du bonheur, du grand bonheur que j’aurais à te voir dans d’autres conditions. Nous devions partir à deux heures, cet après-midi, nous ne partons qu’à 6 h. 30. Il ne faut pas que l’ennemi puisse voir les mouvements de troupes. Nous allons à V... en attendant l’embarquement. Je te joins un petit souvenir de notre séjour à Herméville. Depuis longemps je voulais te l’envoyer. SOUVENIR D’HERMÉVILLLE Halte-là. Les pieds dans la boue, un sac à pommes de terre en capuchon sur les épaules, un tantinet abrité par un abri de branchage et de paille, je suis de garde en avant d’une tranchée. Je veille et je pense. Il est trois heures du matin. Dans le ciel, un petit nuage circule, c’est un projecteur de Metz. Derrière moi un projecteur de Verdun envoie une lueur blanche. Là-bas, encore une autre lueur fixe, ce sont les hauts-fourneaux de la région de Briey que les Boches font marcher à leur compte. En dehors de ces clartés c’est la nuit, nuit du premier jour de l’année. L’arme approvisionnée, l’œil tendu vers les ténèbres, l’oreille attentive, j’observe tous les points plus sombres que la nuit et qui sont des arbustes, des buttes de terre. Je pense au nid béni, aux miens, à la France ; quelques larmes coulent, mon cœur s’étreint, une grande tristesse m’envahit. Mais qu’est-ceci ? Une ombre à bougé là, devant mes yeux, je ramène le bouton quadrillé en avant pour armer le fusil, et, croisant la baïonnette, je crie : Halte-là ! L’écho seul répète : halte-là ! Je fais un pas, l’arme en avant, puis deux, puis trois, l’ombre à disparu. C’était une illusion que cette ombre, pour mes sens fatigués, oui, mais point pour mon cœur. Traîtresse, lâche, une ombre voulait surprendre mon âme ; cette ombre, c’était le découragement. Durée de la guerre, lassitude, séparation, autant de griffes noires qui voulaient me ravir le courage et- la constance. Halte-là ! Vous tous qui luttez depuis près de dix mois, ouvrez l’œil vous aussi, et si la désespérance venait, si votre courage faiblissait, raidissez-vous, armez-vous et criez : Halte-là ! Armez-vouts de patience, de ténacité ; il faut que nous tenions jusqu’au bout et donnions au monde l’exemple de la persévérance. L’ennemi attend notre lassitude. Il est plus froid, plus dur et veut âprement cette proie qu’il guette depuis si longtemps : « La France, notre cher pays. » Halte-là ! Il ne faut pas qu’il passe, qu’il triomphe même à demi. Halte-là ! Il faut qu’il s’avoue vaincu et las. Encore un peu d’attente. Le tour de garde n’est pas épuisé, veillons encore. Combattons encore. Restons fidèles au poste et s’il veut passer : Halte-là. Ayons l’œil au guet. Soyons armé par la prière, approvisionnons notre cœur aux sources spirituelles et tendons nos mains vers Dieu. Et contre les ennemis de notre âme et de notre France. Halte-là ! Herméville 1er Janvier 1915.
2 Avril 1915. Ne t’inquiète pas, le voyage sera, je crois moins long que nous l’avions prévu. Nous allons probablement faire un mouvement dans les environs des villages où j’ai cantonné si souvent lorsque j’étais au 15ème. H... W... Nous sommes arrivés hier soir à V... à 23 heures, nous repartons à 17 heures. J’en ai profité, ayant pu sortir du quartier, pour envoyer les œufs de Pâques des petiots. Ce sont les cloches qui s’apprêtent à sonner la victoire définitive qui les ont déposés à leur intention. Il y a deux fois cinq objets semblables, tu les partageras avec les enfants de Paulette. Je n’ai pas grand temps à te consacrer car voilà l’heure du rassemblement. Si j’ai un moment tout à l’heure je mettrai un petit mot à Mère.
3 Avril 1915. Partis hier à 17 heures de V..., nous sommes arrivés ici à M... à 23 h. 30, après une marche fort pénible. Aujourd’hui, il fait un temps épouvantable, nous avons repos, aucune opération n’est possible dans la Woëvre. J’ai retrouvé ici d’anciennes connaissances et les habitants que j’ai connus il y a quatre mois m’ont fait accueil. Le 15ème est dans le village voisin, je voulais aller voir les amis ce matin, mais l’ordre est formel, interdiction de sortir du cantonnement. Sois raisonnable et ne t’inquiète pas. Les Allemands vont, je crois, tenter un dernier effort contre V..., mais prévenu par une femme, maîtresse d’un capitaine d’état-major allemand, le Gouverneur a pris toutes les mesures nécessaires et je crois qu’ils vont être bien reçus. C’est effrayant ce qu’il y a d’artillerie. Quel joli tintamarre il y aura... Lors de la dernière attaque sur les Éparges, la majorité des prisonniers que nous avons faits étaient fous, et pour les emmener, nous avons dû les ligotter sur des chariots. Pour maintenir leurs hommes dans les tranchées, les officiers n’hésitent pas à les faire enchaîner tels des forçats. Nous avons pris des mitrailleuses scellées dans des tranchées bétonnées et les hommes étaient enchaînés par le pied. Ceux qui ne sont pas tués sont fous. Ceci n’indique pas que le moral soit bien fameux chez nos ennemis et fait espérer que nous en arriverons bientôt à bout. Nous ne pensions pas aller si près, les imaginations marchaient bon train et c’est tout juste si nous ne nous réjouissions pas de partir pour Constantinople. - Je t’enverrai de l’argent demain ou après-demain, mes économies pour le voyage à Paray et à Lourdes. - J’ai été bien heureux hier de pouvoir envoyer les œufs de Pâques des enfants. C’est une petite gamelle et un obus de 75 remplis de dragées et de cailloux de la Meuse. Pauvres petiots, comme je suis heureux de pouvoir leur faire plaisir. Comme je te l’ai dit hier, il y en a pour les enfants de Paulette, tu leur donneras de ma part. J’espère que tu ne m’en veux plus au sujet du voyage. Tu vois que je juge juste et que je sentais ce voyage impossible. Quelle triste fête de Pâques ! L’an dernier nous étions à Vaumoise...
3 Avril 1915. Je t’adresse ci-joint la somme de 250 francs, toujours pour le voyage à Paray et à Lourdes. Ne t’inquiète pas si tu ne reçois pas de nouvelles. Il se pourrait que la correspondance fut retenue pendant quelques jours. Je suis en très bonne santé et plein de vaillance, mais sois tranquille… Je ne ferai aucune imprudence.
4 Avril 1915. Ce matin, j’ai pu assister aux Offices et communier. Cet après-midi nous sommes partis. Tout va bien, je suis en très bonne santé, ne t’inquiète pas. Il fait un temps épouvantable et nous pataugeons dare dare. Je voulais t’écrire longuement mais ce départ m’en empêche et je profite d’une pause pour te mettre ce petit mot.
6 Avril 1915. Nous avons été relevés ce matin dans un état lamentable car nous avons un temps affreux et nous avons eu une besogne peu agréable. Néanmoins, il ne faut pas se plaindre, il y en a encore de plus malheureux que nous. J’ai profité de ce court repos pour écrire à Mère et à toi. Mère te donnera quelques détails. Ce soir, nous reprenons notre poste pour 24 heures. Ne t’inquiète pas et aie confiance. Je suis en très bonne santé et n’ai aucun rhumatisme. C’est miraculeux et quelle résistance il faut avoir. Ceux qui auront fait cette campagne et auront été sur le front, auront quelque chose à raconter. Nous ne pouvions croire aux récits de 70. Que penseront ceux qui nous écouterons !
7 Avril 1915. Je voulais répondre longuement à ta lettre du 2, mais je ne le puis aujourd’hui. Il fait un temps épouvantable, nous avons tout contre nous, même les éléments. L’offensive a commencé d’une façon merveilleuse et si le soleil nous avait aidés, la pointe de Saint-Mihiel n’existerait plus, mais nous enfonçons dans la boue jusqu’aux genoux et si l’on ne bouge pas l’on s’enlise. Nous sommes trempés, transpercés, nos pièces s’enlisent jusqu’aux essieux. C’est épouvantable. Malgré tout, le résultat est très satisfaisant. Les Barbares lâchent pied. Ils sont fous à lier. Par ici nous progressons partout, mais j’ai crainte que vu le temps, l’offensive soit arrêtée et cela leur permettrait de faire de nouvelles lignes de défense qu’il faudrait reprendre et à quel prix. Pour moi tout va bien, je me porte à merveille mais je t’écris dans une situation peu banale, en caleçon, sans chaussette, roulé dans des couvertures, dans un abri de combat à quelques centaines de mètres des Boches. J’ai pris les avant-postes hier soir. Pluie diluvienne et bourrasques toute la nuit, 20 centimètres d’eau dans la tranchée à minuit, moment où les deux parois s’effondrent sur nous. Ah ! Cette terre de Woëvre. La glaise emprunte de suite nos formes, fait mastic et il nous est bien dur d’en sortir au petit jour, à 4 h. 1/2, trempés jusqu’à mi-cuisse (j’ai une chape en peau de bique pour me préserver le haut du corps) telle une boule de terre à modeler, j’ai été demander au lieutenant l’autorisation d’aller me changer de chaussettes et me sécher. Je profite donc de ce petit moment pour t’écrire. Ne me plains pas. J’ai pu me changer et les hommes ne peuvent le faire. Que de souffrances ! et celles-ci ne sont rien à côté de celles qu’endurent les blessés et les agonisants qui attendent, par ce froid et cette pluie, qu’on les secoure… Pour la nourriture, nous mangeons quand les approvisionnements peuvent suivre et ceux-ci arrivent dans quel état au prix de sacrifices immenses, de peines, de souffrances sans nombre. Cette guerre atroce aura régénéré la France, car ne crois pas que l’on se plaigne en raison des fatigues et des privations supportées. Cette nuit, je n’ai pas entendu une plainte, chacun comprend qu’il doit être là et puis… et puis... on a hâte d’en finir. Je te quitte, car je vais dormir un peu. Ne te tourmente pas, ma Bonne et chère Grande, et prions le Bon Maître qu’Il nous réunisse bientôt. - Depuis lundi, la canonnade continue dans les mêmes conditions et les Boches ne répondent que médiocrement ? ? ? Comment cela se fait-il ? La fin approcherait-elle ? Espérons-le ?
8 Avril 1915. Je répondrai à ta longue lettre du 2 lorsque nous serons au repos et que nous serons à peu près certains d’avoir une journée tranquille. Actuellement il n’y faut pas songer, nous avons autre chose à faire. Nous faisons du bon ouvrage par ici, et si le temps se montrait clément, cela décuplerait nos forces et notre courage. Vu l’affreux temps que nous avons, nos hommes ont fait preuve d’un courage surhumain et leur conduite nous a attiré les félicitations de nos généraux de brigade et de division. Mais quel changement, quelle transformation dans l’âme de nos soldats. Au début de la campagne, peu nombreux étaient ceux qui allaient à la Messe, beaucoup se conduisaient d’une façon ignoble, faisant leurs ordures dans les cimetières avoisinant les églises et plusieurs fois même dans celles-ci. Aujourd’hui, les églises sont trop petites pour contenir tous ceux qui veulent assister aux offices, le commandement prévoit ceux-ci, chaque soldat possède sa médaille et nombreux sont ceux qui ont au képi le petit drapeau tricolore aux emblèmes du Sacré-Cœur. Plus de respect humain, plus de critiques. Tous sentent bien que malgré tout notre courage et notre énergie physique et morale, le secours viendra d’En-Haut. Puisse cette amende honorable toucher le cœur du Bon Maître. Ne t’inquiète pas, je suis en parfaite santé.
9 Avril 1915. Nous sommes au repos... Nous avons été relevés cette nuit à minuit et jusqu’à 5 heures, nous avons fait une marche fort pénible à travers les terres labourées et détrempées. Ces cinq journées nous avaient mis à bas et nous avions triste mine en arrivant ici. Pour ôter la boue nous l’enlevions au couteau et nous en sommes couverts jusqu’à la hauteur de la poitrine. Inutile de changer la teinte du costume pour la visibilité, nous sommes couleur terre de Woëvre. Notre mission s’est bien accomplie et avec le minimum de pertes possibles mais notre position était tellement avancée et les chemins impraticables, que nos malheureux blessés sont restés 48 heures dans des abris en terre, transpercés par la pluie sans poùvoir être transportés. Nous ne pouvons les relever que la nuit et de l’abri aux ambulances, les chemins étaient impraticables. Le temps vraiment n’a pas favorisé ce commencement d’offensive. C’est navrant. Je suis en très bonne santé, c’est une véritable grâce. Notre pauvre corps se fait à toutes ces misères et le principal c’est que l’âme reste confiante et vaillante. J’ai reçu à l’instant tes bonnes lettres des 4 et 5 et suis heureux de voir que les œufs de Pâques des petiots aient mis si peu de temps à leur parvenir. Ils ont été heureux, c’est le principal et le but est atteint. Papa ne les oublie pas. Je vois que mes deux petiots sont souffrants, mais c’est peu de chose et j’espère que ta prochaine lettre me donnera de bonnes nouvelles. - Mes lettres paraissent avoir beaucoup de retard, ne t’inquiète pas surtout et conserve le calme que te donne la confiance. - J’ai reçu une bonne et longue lettre de mon oncle D... Il me dit qu’il t’a déconseillé le voyage à Verdun. Je suis heureux de voir que tous les gens raisonnables sont de mon avis, tout au moins ceux qui se font une idée exacte de la situation actuelle ici. Du reste tu vois que ce voyage ne devait pas avoir lieu même aurais-je été consentant, puisque dès le Jeudi saint j’étais en route et que le jour de Pâques j’arpentais les chemins et creusais les tranchées de nuit, face aux Boches.
11 Avril 1915. J’ai reçu le 9 ta bonne lettre du 7. Quelle aubaine et comme je suis heureux d’avoir des nouvelles aussi fraîches. J’ai reçu également les lettres de Mère du 5 et du 7 et celle de Louise du 8, ainsi que la bonne et longue lettre de ma Madelon du 5 et sa petite violette. Ai-je besoin de te dire combien ces bonnes missives sont bien accueillies et tout le réconfort qu’elles m’apportent. Ecrivez-moi tous souvent, c’est de vous que me vient le seul rayon de bonheur. Voilà plus de huit mois que je vous ai quittés et pour moi qui hésitais à m’absenter, à m’éloigner quelques heures, je vis là des mois qui sont plus qu’un siècle. Oui ! Nous aurons payé notre part à la grande dette de la France, mais je crois et ce bonheur n’est pas payé trop cher. Puisse le Bon Maître me garder à vos bonnes affections et me permettre de Lui gagner des cœurs et des âmes afin de réparer les erreurs de ma vie passée. Comment ne pas reconnaître la main de Dieu dans ce retour à la foi peu avant cette guerre qui devait nous apporter tant d’épreuves ? Pour toi, c’est une consolation, pour moi c’est un réconfortant, une grande joie, un vrai bonheur. La Miséricorde de Dieu est infinie, Il a eu pitié de l’un et de l’autre et comment pourrions-nous douter maintenant. Supportons nos misères, élevons nos âmes, quoiqu’il arrive nous sommes faits pour l’éternelle Résurrection. À notre retour, si Dieu le permet, nous serons heureux de Le bénir de tout : des épreuves, des souffrances, des consolations, des prières, des espérances, des larmes. - Sursum corda - Le Christ est ressuscité. - Ce matin j’ai pu assister à la Sainte-Messe et j’ai eu le bonheur de communier. Depuis mon départ le Bon Maître est le plus doux et le plus fidèle des amis. « Venez à moi, vous qui souffrez. » Il multiplie les occasions et je les recherche moi-même, heureux de me donner à Lui avec le même amour qu’il se donne à moi. Je reprends ma phrase car l’amour du Bon Maître est infiniment plus grand que celui que je puis lui témoigner. Néanmoins je me livre entièrement au Seigneur et demande chaque jour à notre Bonne-Mère de purifier mon corps et de sanctifier mon âme pour mériter la condescendance que son divin Fils me témoigne. Quoiqu’il arrive, ma Bonne Suzanne, que ce retour à la Foi soit pour toi une consolation. Je crois et nous nous reverrons. - Je pense à vous à tout instant, à tout moment. Quand finira donc cette séparation ? - L’offensive est arrêtée pour quelques jours à cause du mauvais temps. Les convois restaient en route, enlisés, quant aux grosses pièces d’artillerie, il fallait 7 à 10 heures pour les changer de position. Pour les hommes, inutile d’en causer, je t’ai dit combien nous avions souffert pendant les cinq jours de combat.
13 Avril 1915. - Hier, soir j’ai été à C... voir l’abbé B... qui m’a fait beaucoup de fête et beaucoup d’accueil. Il voulait me retenir à dîner, malheureusement, j’étais venu le voir en bécane, à la sauvette et je n’ai pu accepter. C’est un excellent homme et qui m’aime beaucoup. Il m’avait pris hier par le bras et bras-dessus, bras-dessous, nous avons été au salut. Je serai très heureux de t’en faire faire la connaissance plus tard et je ne doute pas qu’il te soit sympathique. Dans l’acception du mot, c’est un brave et bon prêtre. Je suis en bonne santé et espère bien que mes chers Petiots sont tout à fait réunis de leur indisposition. Je te quitte, sais-tu pourquoi ? Non ! Je vais te faire rire, il faut que je couse, Mon ordonnance est bien dévouée, dernièrement il me disait : « Si vous allez dans l’eau, j’irai dans l’eau, si vous allez dans le feu, j’irai dans le feu » mais pour cela, il ne le fait pas à mon idée.
14 Avril 1915. Ta bonne et longue lettre du 9 à laquelle je n’ai pu répondre hier m’a fait le plus grand plaisir, car non seulement je comprends tout ce que tu me dis, mais je le pense et le ressens. Pourquoi me remercier de cette lettre du 1er, je t’ai vidé le fond de mon cœur et n’y ai aucun mérite. Certes, je crois, je crois au Dieu juste, bon, généreux et très miséricordieux. Je crois de toutes les forces vives de mon cœur et de mon âme, mais malgré tout le désir que j’avais d’avoir la Foi, s’il en est ainsi, c’est que le Bon Maître l’a voulu et m’a touché de sa grâce. Oui, nous passons de bien mauvaises heures, empoisonnées par les tristesses de la séparation, mais qu’est-ce que la distance, puisque nos deux cœurs et nos deux âmes sont si près, si rapprochés maintenant ? Le présent nous sépare depuis de longs mois, et peut-être le sommes-nous pour toujours ici-bas, mais Dieu, dans la miséricorde infinie, à voulu nous rassembler pour l’éternité et cette Foi qu’Il m’a accordée aux heures graves que nous traversons en est la promesse certaine. Acceptons donc vaillamment toutes nos misères, offrons toutes nos peines, nos souffrances, nos larmes à Jésus, qui dans son amour pour nous et afin de nous racheter à subi les horribles souffrances du crucifiement. Certes, cette guerre atroce nous broie le cœur et peut nous broyer dans notre être de chair, mais toute notre religion n’est-elle pas basée sur ces trois mots Amour, souffrance, espoir. Ayons donc confiance, armons-nous de courage, luttons jusqu’au bout pour la plus Grande et la plus généreuse France et remettons-nous à Dieu pour le reste. Terrassé, oui, je l’ai été, et je suis encore tout étonné et tout émerveillé de ma Foi. Mais le Maître est si bon, et j’ai tant prié sa très Bonne Mère, qu’il a daigné m’exaucer. Il m’a exaucé pleinement, complètement et multiplie les occasions de se donner à moi. Comme un jeune enfant je ne sais que bégayer, demander pardon de mes fautes et m’abandonner entièrement, Lui demandant de prendre possession de mon cœur, de m’éclairer, de me guider, de me diriger. Et le travail se fait en moi, je comprends et m’instruis à mon insu. Voilà un long discours qui j’espère te fera autant de plaisir que m’a fait le tien. Quant à la promesse que tu as faite de faire faire la 1ère Communion à Madeleine, à la Fête-Dieu ou à celle du Sacré-Cœur si je revenais à temps, j’y souscris de grand cœur, instruis-la, prépare-la, mais je serais désolé de ne pas pouvoir y assister, j’ai déjà le cœur bien gros de ne pouvoir être présent à celle de Jacques et de Maurice, quoique comprenant très bien qu’on ne puisse la retarder. Il n’en est pas de même pour Madeleine. - J’attends avec impatience la boussole que je t’ai demandée, car dernièrement par une nuit très noire, un de mes camarades s’est perdu et à failli aller chez les Boches. Je n’ai pas cette crainte, m’orientant assez facilement, tu le sais, néanmoins c’est plus prudent. Je te quitte car le courrier va partir, aie confiance et ne t’inquiète pas, je suis en très bonne santé. ...Priez bien tous trois pour le pauvre pioupiou qui pense tant à vous.
15 Avril 1915. Je t’ai écrit longuement hier et j’ai bien fait car aujourd’hui, départ pour inconnu. Pas très loin très probablement, mais c’est encore, toujours, un déménagement. Quand en aurons-nous fini ?
16 Avril 1915. Partis hier à 16 h. 30, nous sommes arrivés ici à 20 h. 30. Nous occupons un petit village portant le nom du saint patron de mon neveu et filleul. Placé sur un éperon, ce petit village est dans une situation magnifique, dominant la vallée de l’O..., les vues y sont superbes. Malheureusement il n’en reste rien, absolument rien que des ruines informes et qui ne peuvent même faire soupçonner que ce fut un village. Rien ne peut donner une idée de cette dévastation. Bombardé journellement de nuit et de jour depuis le 28 septembre tout y est bouleversé. Je t’écris de notre salle à manger. Adossée au mur du château dont il ne reste que les 4 pans du mur, elle est construite avec les pierres de l’église, les murs ont 4 m. 50 d’épaisseur, les piliers et la charpente sont faits avec des chênes de 40 centimètres de diamètre. La toiture à 4 mètres de terre, de pierres, de fagots. Ici nous ne craignons guère le bombardement. Mais il va sans dire que nous occupons les tranchées. Comme chambre à coucher, la cave du château, où nous voisinons avec les souris et les rats. Nous nous trouvons très bien ici, malgré tout, c’est presque du confortable et nous voudrions bien y rester, malgré les bombardements, mais nous n’y sommes que pour 48 heures. Nous avons 2 fauteuils, quel luxe, tout ce qui reste de l’ameublement du château. De ces fauteuils, l’un est garni de l’étoffe de notre chambre à coucher, mon cœur l’a deviné plus que mes yeux ne l’ont vu, car une épaisse couche de graisse en cache les dessins. Tu ne peux te figurer malgré tout, ce que cela m’a fait plaisir. Ne t’inquiète pas, je suis en très bonne santé. Je suis heureux de savoir les enfants mieux.
17 Avril 1915. Reçu hier ta bonne lettre du 13. Je n’envie pas du tout, tous les embusqués que tu me cites, la Xème artillerie de forteresse n’a rien fait depuis le début de la campagne, V... n’ayant jamais, et à proprement dit, été en état de siège. M. X... est encore un de ceux qui disent : « J’étais à V... », mais il n’aura rien fait ni rien vu. Il en est de même de M. C..., ne devrait-on pas réserver ces places aux pauvres vieux territoriaux. Quant à M. d’A..., tâche de savoir dans quel régiment il se trouve. Peut-être pourrais-je le voir dans mes pérégrinations. ...ll t’était impossible de ne pas assister à la 1ère Communion de Jacques et de Maurice et je ne l’aurais pas voulu. Il ne faut pas que les enfants souffrent de cette guerre. Il faut qu’ils conservent un bon souvenir de ce beau jour et à ce sujet fais pour le mieux ; joins-toi à tous pour leur faire un cadeau ou bien fais-le séparément. Fais comme si j’étais là. ...Je crois que l’on parle un peu trop vite de la paix. Il est impossible de l’envisager tant que ces barbares fouleront notre sol. Ensuite il faudra bien aller tout au moins jusqu’au Rhin si nous voulons leur dicter nos conditions. Cela peut quelquefois aller très vite mais il faut pour cela que nous rompions leurs lignes et ayons une grande victoire. Ne nous lassons pas de prier avec ferveur, car il faut avoir été sur le front et voir l’état des défenses actuelles pour se faire une idée de ce qui nous reste à faire et de ce que la délivrance de notre sol peut nous coûter si Dieu ne nous y aide pas. Ici, sur le front, quel changement avec l’état d’esprit du mois d’août dernier, presque tous le comprennent. Les offices sont suivis avec ferveur, plus de respect humain, les communions sont fréquentés et nombreuses. Malheureusement, je ne sais si à l’intérieur il en est de même. Pour beaucoup, cette guerre finit par rentrer dans l’existence comme une chose presque naturelle et la vie reprend comme autrefois. Et pourtant ici, sur la ligne, que de souffrances, que de misères, que de sacrifices. - Depuis ce matin, les Boches nous bombardent, zim... boum..., mais nous y sommes faits et dans nos abris nous ne craignons pas grand’chose. Il faudrait vraiment que l’obus prenne l’abri au défaut de la cuirasse. Ce n’est pas comme il y à 10 jours, lorsque nous n’avions que de malheureuses tranchées faites pendant la nuit et où nous avons dû nous blottir pendant le bombardement. La situation était autrement critique et dangereuse. Malheureusement nous partons ce soir. Ci-joint fleurs et feuillages du parc.
18 Avril 1915. Partis à 9 h. 30 du soir, nous sommes arrivés sur nos positions à minuit. Comme je te le disais hier, nous étions relativement beaucoup trop bien à St-M..., ceci ne pouvait durer et nous avons repris nos positions peu enviables du 6. Heureusement que le soleil nous favorise, la pluie est en moins, c’est notable. - J’ai appris la mort de cette pauvre Mme D... avec beaucoup de peine. C’était une bien bonne personne, si douce, si pleine de cœur, J’avais pour elle une affection toute particulière, qu’elle me rendait bien, du reste. Je comprends toute la peine que doivent avoir ses enfants et encore plus son fils, que je plains de tout mon cœur. Ne pouvoir assister aux derniers moments doit être bien dur, ne pouvoir leur rendre les derniers devoirs, ne pouvoir les embrasser une dernière fois, cela doit laisser un regret bien profond. ...Pour Madeleine, puisqu’elle à voulu t’accompagner, tu as bien fait de l’emmener. Il faut en effet s’habituer à cette triste chose qu’est la mort. ...Toujours solide comme le pont neuf, j’ai passé le reste de ma nuit sur 2 planches de 20 centimètres de large. Je débordais un peu, mais je crois que maintenant je dormirais sur n’importe quoi. Néanmoins, j’ai eu très froid mais nos carcasses sont maintenant insensibles à toutes ces petites misères.
21 Avril 1915. Depuis hier minuit, nous occupons un petit village que j’ai vu il y a trois mois et où je suis passé il y a 15 jours. Tout alors y respirait l’aisance et la tranquillité. Aujourd’hui tout est à l’abandon, les habitants ont été forcés d’évacuer à cause du bombardement, le clocher est démoli, les toits des maisons éventrés, les tombes du petit cimetière qui entourent la maison de Dieu, ouvertes par les obus. La guerre est passée là. Ici nous sommes les maîtres... Hélas !... Toutes les maisons sont occupées par nous, il le faut bien, vu le nombre des soldats. Une chambre m’a été réservée pour moi et un camarade. Un lit, quelle aubaine, mais les draps sont sales, les armoires sont ouvertes, nous y prenons deux draps propres et y remettons les sales. Nous y trouvons deux brassards de 1ère Communion, un voile de mariée, deux photographies d’enfants, que vont devenir ces pauvres souvenirs sans valeur et auxquels notre cœur s’attache tant ? J’en ai fait un paquet et les ai cachés aussi haut et aussi bien que possible, mais y resteront-ils et à défaut des hommes le feu ne viendra-t-il pas les consumer ! Les anéantir ? Ah ! De tous ces pauvres villages, qu’en restera-t-il ? Au pied de mon lit un petit berceau d’osier, un moïse non garni, éveille en moi de bien doux souvenirs. Comme c’est dur la guerre ! Chaque fois que j’ouvre la porte d’un de ces logis, mon cœur se serre, chaque fois que j’ouvre une armoire, mon cœur se révolte. Et pourtant, partout où je passe, je remets tout en ordre, autant que possible, cherchant les mille riens auxquels les pauvres évacués doivent tant tenir. Devant ma fenêtre, j’ai la pauvre église et le pauvre cimetière en ruines, le clocher que nous avons dû décapiter car il servait de repère aux barbares pour nous bombarder. Pauvres villages voués au pillage et au feu ! ...Mon ordonnance est un brave garçon, si dévoué. Il se met en quatre pour moi, heureux des petites douceurs que je lui donne, me soignant autant qu’il est possible, tous les soirs, me bordant avec mon couvre-pieds. Au fond, c’est un excellent garçon et tu devrais faire envoyer par Madeleine et Jean quelques bonbons à ses enfants. À la boussole que je te renvoie, j’ai joint un petit bouquet de violettes, quand te parviendra-t-il ? Et une bague de guerre, faite par l’infirmier de la Compagnie avec une fusée en aluminium d’obus boche.
23 Avril 1915. Je te remercie beaucoup, beaucoup, de tout ce que tu m’as envoyé. L’appareil photographique est parfait et m’a fait grand plaisir, c’est justement l’appareil que je désirais avoir. Quel malheur que je ne l’ai pas eu depuis le début de la campagne, j’aurais pu prendre des clichés fort intéressants surtout au Bois des Caures, ceux-là auraient été curieux et auraient eu de la valeur. - Ne te tourmente pas si mes lettres ont quelque retard, avec toutes ces pérégrinations, ceci n’a rien d’étonnant. Tu dois savoir par les lettres reçues depuis que je n’étais pas aux Éparges, fort heureusement car la dernière attaque à été terrible et dépasse tout ce qu’il est possible d’imaginer en souffrances et en horreurs. J’avais adressé à Mère une coupure de journaux pour leur signaler où j’étais, l’a-t-elle reçue, sinon c ‘est une lettre qui à été escamotée, égarée. - Je m’en voudrais beaucoup de t’enlever toute ta confiance, tu sais que la mienne est très grande, mais comment veux-tu que parfois je ne me livre à de tristes réflexions et que je n’aie d’autres visions que celle du retour. Notre situation n’est pas la même. Néanmoins sois bien certaine que je n’éprouve aucun découragement, ma confiance est si grande, si entière que je n’élève aucune critique, aucun murmure, quoi qu’on fasse, quoi qu’il arrive, et lorsque les heures sont dures, pénibles, je me dis, ce pourrait être beaucoup plus dur, beaucoup plus pénible, remercie le Seigneur qui mesure l’épreuve à tes forces et te donne le courage, la résignation de tout supporter. Il faut rester là, je reste là, si dur que cela soit; il faut faire telle ou telle chose, je la fais ; ce que je trouve le plus pénible souvent, c’est de commander, d’exiger, de diriger, mais à ces moments-là, je me recommande par une fervente invocation au Sacré-Cœur de Jésus et le Bon Maître m’aide à trouver la solution, me dirige et me guide. Je te disais plus haut : Notre situation n’est pas la même. Ne crois pas cependant que je ne comprenne pas la tienne, la vôtre à tous. J’y pense souvent et vous plains beaucoup. Votre sort est plus dur que le mien, ici je suis à peu près tranquille pour vous, les fatigues, les souffrances sont mon lot, mais l’on s’y fait ; tandis que vous, qui vivez toujours dans l’anxiété, dans l’attente, dans une inquiétude continuelle, combien je comprends ce que vous devez souffrir. - Je vois que mon Jean a eu la varicelle, j’aurais été étonné qu’il ne contracte pas cette petite maladie ; j’espère que tout comme pour ma Madelon, ce ne sera rien et qu’il se remettra complètement. J’attends ta lettre de ce soir impatiemment.
24 Avril 1915. J’écris à Mère aujourd’hui et ne peux causer longuement avec toi car ce soir, redéménagement et il faut veiller aux préparatifs. Mais je me rattraperai demain. Je suis parti ce matin à 6 h. 1/2 et suis rentré pour déjeuner. J’ai pu malgré tout assister à la Sainte-Messe et communier. Le Pain des Forts me soutient, le Bon Maître ne m’abandonne pas et j’éprouve tant de doucesconsolations en sa compagnie que c’est là tout le secret de ma résistance morale et mon soutien contre l’ennui de cette si longue et si dure séparation. Je ne suis jamais seul... le Grand Ami est là... et plus je vais, plus je sens l’inépuisable bonté de son Divin Cœur.
25 Avril 1915. Le courrier part et je n’ai pas eu le temps de t’écrire. Ne t’inquiète pas, tout va pour le mieux, le soleil semble vouloir nous sourire et je suis en bonne santé.
25 Avril 1915. J’ai encore été forcé de te mettre une carte ce matin car je n’ai pas eu le temps de t’écrire. Nous sommes partis hier soir à 18 h. 40 et occupons un bois où nous sommes en réserve d’avant-postes. La canonnade a duré jusqu’au petit jour, mais nous y sommes tellement faits que cela ne nous a pas empêché de dormir. C’est insensé comme notre pauvre carcasse s’habitue à tout. Je fini par dormir n’importe où et n’importe comment. Rien ne me semble dur, je dors comme une bête au bord de n’importe quelle borne, au pied de l’arbre, au fond du fossé. - J’ai reçu hier ta lettre du 18 et ta carte du 21. Tu me reproches encore d’être triste, je ne le suis pourtant pas, mes camarades sont étonnés de mon caractère toujours égal, ne passant jamais de l’exubérance au découragement comme tant d’autres. Quant à être très gai, cela ne m’est pas possible et tout ce que je vois me force fatalement à réfléchir. C’est pourquoi ma plume traduit quelquefois le fond d’une pensée. -Oui le temps est long, bien long, mais patientons... Attendons que certains événements se produisent pour reprendre l’offensive. Celle-ci sera possible quand nous le voudrons, mais que de sacrifices ! C’est absolument effrayant et vous ne pouvez vous en faire une idée. Ces longs mois d’hiver ont rendu toute opération impossible, mais ont permis de fortifier les positions. Ayons donc encore et toujours de la patience, nous y laissons de l’argent, beaucoup d’argent, cette guerre nous ruinera, mais nous épargnerons la vie des nôtres et cela vaut bien quelque chose. Qu’importent 3 ou 4 mois de guerre de plus si nous sauvons l’existence de centaines de mille hommes ? ...Envoie-moi le plus tôt possible deux belles images du Sacré-Cœur, sans aucune annotation, afin de pouvoir y mettre une pensée moi-même à l’intention de Jacques et de Maurice, si tu trouves également une jolie médaille du Sacré-Cœur, envoie-la moi pour moi, après l’avoir fait bénir.
26 Avril 1919. J’ai reçu hier ta bonne lettre du 22. Oui, hélas ! L’été a fleuri nos campagnes, les fleurs se sont fanées, les feuilles sont tombées, la nature s’est endormie durant de longs mois, reverdit, fleurit à nouveau et nous sommes toujours séparés. Où sont les bonnes randonnées du dimanche en auto ? Où sont-elles ? Quand reviendront-elles ? Etais-je pourtant assez heureux de partir le samedi avec tout mon monde, petits et grands ? Heureux jours de joies familiales ! Sacrifices tout ceux-là ajoutés à tant d’autres. Mais plus ceux-ci sont pénibles à notre cœur, plus l’espérance doit grandir en notre âme ; plus la pente à gravir est rapide, plus nous trouverons d’azur et de clarté au sommet. Sous ce rapport, je suis de ton avis et de celui de Mme M..., à chaque ennui, à chaque effort nouveau je dis : Tant mieux, si bien que je me demande parfois ce que je ressens le plus, de la souffrance ou de la satisfaction à supporter sans murmure cette souffance. La souffrance est une auréole, nous sommes faits pour aimer et souffrir : un cœur qui n’a jamais saigné, un cœur sans cicatrices, n’a jamais aimé. Par la plaie de son cœur Jésus nous montre combien Il a aimé, combien Il a souffert, nous donnant ainsi la plus grande preuve d’Amour et l’exemple le plus édifiant. - Je vois par les réflexions de Jean que son petit cœur n’a pas changé. Combien, si Dieu le permets, je serais heureux de le guider, de diriger les sentiments si bons, si affecteux de nos deux petiots ! Mais Dieu le permettra, je l’espère et nous ne saurons trop lui rendre d’actions de grâces pour tout le bonheur qu’Il nous promet. - Hélas ! Ce que tu me dis au sujet des tissus qu’André va avoir à teindre pour faire des drapeaux ne peut faire prévoir une fin aussi prompte. C’est un commerçant clairvoyant, tout simplement. Il faut être ici pour juger de ce qui reste à faire et de ce qu’il en coûtera. Dieu seul peut faire précipiter les événements pour hâter la fin de toutes nos souffrances, mais j’ai bien peur que la majorité d’entre nous ne le comprenne pas assez. Ce que tu me dis de la vie, en général, St-Denis, m’en convainc. Beaucoup trop à l’intérieur, ne souffrant pas de cette guerre ne sentent pas. Ici il n’en est pas de même, l’esprit à bien changé et nous sentons que le seul secours que nous devons attendre, nous viendra du Ciel. Je te quitte ma bonne Grande, voilà encore une bonne causerie, un bon moment de passé. Je vais cueillir quelques fleurs pour joindre à ma lettre.
27 Avril 1919. ...Tu trouves le temps long, ma Pauvre Grande, moi de même, sois en bien certaine, mais la tâche n’est pas finie, il nous faut du courage, de la patience, encore et toujours davantage. - Ne te tourmente pas quant au mal que j’aurai à reprendre ma vie de bureau... j’y aspire... Et d’ici un bon moment je n’aurai guère envie d’aller manger sur l’herbe et d’aller passer une nuit dans les bois, même en hamac... (comme en Corrèze). Un tout petit peu de confortable me fera vraiment plaisir. - Merci pour le nouveau colis annoncé, mais halte-là, tu sais que je traîne Azor. - Ce que tu me dis de la conduite de certaines femmes à Saint-Denis ne m’étonne pas. Dans le Nord, paraît-il, elles s’entendent parfaitement avec les Anglais. Quelles horribles mœurs, peut-on s’avilir à ce point, et pendant ce temps-là le pauvre mari peine, souffre et donne sa vie. Cette guerre est longue, elle a trop duré pour beaucoup, elle fait pour bon nombre, partie de la vie courante, c’est le fait-divers qu’on lit à la 4ème page du journal. Enfin il faut néanmoins espérer, le fond de la nature est généreux et le cœur est sain. En tout cas, ici sur le front, on prie, on expie et l’on sait mourir. ...Pour toi une branche de muguet cueillie hier au bois : cela porte bonheur.
21 Avril 1915. ...Les Boches ont tenté, il y à 2 jours, un suprême effort pour reprendre les E... et ont failli réussir. Durant toute l’après-midi, ils ont bombardé, d’une façon intense nos positions au nord sur M... Pendant ce temps 22.000 hommes s’avançaient par l’est, trois régiments de front, une véritable avalanche. Nos troupes de 1ère ligne, 1.600 hommes, provençaux et corses, se rendirent au lieu de se maintenir ou de se replier en bon ordre. Les Boches avancèrent ainsi par St-R..., et M... près de R...-s.-W..., nous prenant 17 pièces. Il était -environ 18 heures. Fort heureusement le 2ème corps qui était au repos put contre-attaquer violemment vers 22 heures. Nous regagnâmes tout le terrain perdu, reprîmes 15 pièces, les Boches firent sauter les 2 autres Nous fîmes une véritable hécatombe de Boches, on estime leurs pertes à 15.000 hommes, nous tirions nos pièces à bras d’hommes, nos artilleurs débouchaient à zéro et tiraient dans le tas à 100 mètres. Ce pauvre coin aura vu des luttes héroïques, épiques. Dire ce qui s’est passé aux E... depuis plus de 5 mois dépasse tout ce que l’on peut imaginer. De part et d’autres les vêtements des hommes disparaissaient sous une épaisse couche de boue. Le Français se reconnaît au képi, les Boches au calot, Le malheureux qui n’a plus de coiffure est un homme mort. J’en avais dit hier un mot à Georges, mais le communiqué est si discret que je romps le silence, cette magnifique contre-attaque vaut la peine d’être connue. - Je suis en parfaite santé, ne t’inquiète pas, le le soleil nous vivifie moralement et physiquement, mais hélas ! Tout n’est pas fini, que de sacrifices pour déménager ces Barbares de leurs trous. - Je t’envoie encore quelques fleurs, elles te diront toutes combien je pense à toi, à vous tous. Ma pensée ne vous quitte pas, allant vers vous de l’un à l’autre, ou montant vers Dieu.
29 Avril 1915. Oui, nous sommes revenus sur nos anciennes positions des premiers jours d’avril. L’on y est bien, suivant les jours. Hier, il n’y faisait guère bon, je t’assure, sur un front de tranchées de 800 mètres, tout au plus, nous avons reçu en 1 heure environ 230 marmites, c’est-à-dire 230 obus de 150. Ceci ne te dit rien, mais il n’en sera pas de même pour Georges. En général pourtant, l’on y est mieux que nous ne l’avons été le dimanche, les lundi, mardi et mercredi de Pâques. Le soleil brille et nous sommes presque heureux de vivre..., quand toutefois les Boches n’arrosent pas trop. Enfin, changement dans les éléments de la pluie... après l’eau... l’acier, la fonte et le plomb... variante... - Tu me dis : « Nous sommes ennuyés et si seulement nous pouvions en prévoir la fin. » Hélas ! Celle-ci ne peut-être prévue..., toutes les hypothèses sont possibles. Quant à nous, nous ne prévoyons rien. La guerre peut durer encore un an et je n’en vois pas une échéance plus proche, si nous voulons les tenir, les anéantir ces barbares..., sur ce point, il nous est impossible d’hésiter, nous avons fait des sacrifices énormes pour la sécurité des nôtres, de nos enfants. Nous devons l’obtenir coûte que coûte... Donc à moins de circonstances tout à fait imprévues, d’entrée en lice de puissances neutres, (mais pour cela il nous faut une grande victoire, et à quel prix l’aurons-nous ?) nous n’arriverons à bout de ces Boches que par l’usure ; il faut que notre ténacité soit mieux trempée que la leur et sur ce point j’espère que les sacrifices consentis jusqu’à ce jour nous donnerons une volonté assez ferme pour ne pas accepter une paix boiteuse (les Anglais sont là, heureusement). Il nous faut vaincre et si nous n’avons pas la force, le nombre... par la patience. D’après ce que tu me dis, toutes les ambulances font des agrandissements, ceci ne m’étonne pas. Vous ne saurez jamais ce qu’est une bataille moderne, l’attaque d’une malheureuse cote quelconque, cote 60... cote 218..., si vous saviez tout ce que le prix d’une position si petite soit-elle demande d’héroïsme, de sacrifices. Non, jamais ceux qui n’ont pas vu, ne pourront se figurer ce que vaut une malheureuse colline défendue par des fusils, des mitrailleuses, des réseaux de fil de fer, des pieux épointés, et des barrages d’artillerie. Ayons donc du courage, de la patience, de la ténacité... le temps combat pour nous. Attendons donc si cruelle et si ruineuse que soit cette guerre, mais épargnons la vie de nos enfants et l’avenir de la France. Que ceux qui sont à l’arrière crient : « En avant ! Que fait-on ? » Je comprends, mais qu’ils y viennent ces stratégistes en chambre. Prions, prions donc. Jamais je ne saurai trop le répéter, malgré toute notre vaillance, tout notre courage ces Boches savent faire la guerre, leur méthode, leur esprit de suite... et l’hiveront travaillé pour eux. Notre bonne cause nous assurera la victoire, mais si nous voulons l’avoir prompte, prions... prions..., faisons amende honorable et rachetons nos fautes. Nous ne sentons pas assez que dans cette guerre, il y a autre chose qu’une lutte de races... Enfin, ayons confiance, le Bon Maître m’a protégé et donné des forces, une résistance même que je ne me soupçonnais pas. Depuis neuf mois, je mène une vie à laquelle bien des jeunes n’ont pas pu résister et je respire la santé. C’est une cure d’air et de boue... un peu longue... Mais telle est la volonté de Dieu, ne récriminons pas. - J’ai pu communier ce matin et toujours avec le même désir et la même joie. Le Bon Maître ne m’abandonne pas et la promesse que j’ai sentie en sortant du bûcher à Laon se réalise. Mes plus tendres baisers pour toi, ma bonne Grande et pour mes chers Petiots qui, peut-être, ne reconnaitront plus ce papa dont on leur cause et qu’ils ne voient plus. C’est dur... Mais, ayons du courage car nous luttons pour eux.
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