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 d'un soldat (A.J.)
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Correspondance d'un soldat (A.J.) : Sommaire Préface 08
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Après la mort
Photographies (A.J.) : Alexandre JACQUEAU Portraits de soldats Le front Le combat Les destructions  

 

 

 

1er Janvier 1915.

 

Je me suis endormi hier sans trop penser à ce 1er janvier. Mais tout à l’heure du bas de l’escalier, un de mes hommes me cria : « Mon adjudant, Bonne année, Bonne santé. » Quel triste réveil et comme j’ai le cœur gros ! Mille hantises envahissent le cœur et l’esprit. Allons, il faut du courage, essuyons les larmes et partons pour les avant-postes. Mais je tenais à ce que tu aies ce petit mot dès le réveil.

Tout à l’heure, si j’ai un moment, je t’écrirai plus longuement.

Pour tous trois que j’aime tant, des baisers et des baisers en bottes et à foison. Tout mon cœur et mes pensées. Bonne et heureuse année, petite femme et chers enfants, et n’oubliez pas celui qui, loin de vous ne pense qu’à vous.

 

 

 

2 Janvier 1915.

 

Encore un petit mot, n’ayant pas encore le temps de t’écrire plus longuement.

Nous avons été relevés ce matin aux avant-postes et partons pour Chevert, mais pour combien de temps ??? Quelques jours sans doute. De là, Où irons-nous ???

Ne t’inquiète pas, je suis toujours en parfaite santé et plein de courage.

 

 

 

5 Janvier 1915.

 

Voilà bien longtemps que je ne t’ai écrit longuement et pour cause, déménagements successifs. Je reprendrai donc mon journal au 31 décembre.

Comme je te l’ai dit, à la fin, j’évitais de trop penser aux fêtes, aux réunions familiales qui en découleraient, à cette bonne vie toute de cœur à laquelle je tiens tant. J’avais le cœur trop déchiré et devant l’impossible, mieux valait ne pas y penser. Donc, le 31, je me couchai sans trop d’ennuis, j’étais de repos et devais partir le Lendemain matin à 5 heures pour les avant-postes. Mais, vers 4 heures, les hommes en passant au bas de l’escalier me crièrent, les uns après les autres : « Bonne année, bonne santé, mon Adjudant. » Le reveil fut terrible et brutal. Me sentir seul ainsi et si loin de vous tous que j’aime tant, si loin de toutes les affections qui vous rattachent ici-bas. Une bonne et fervente prière me calma, je demandai à Dieu de venir à mon aide. Celle-ci ne se fit pas attendre, le capitaine me fit prévenir de ne rejoindre mon poste qu’à neuf heures. Notre Bon Maître venait à moi, j’allai à l’église et communiai. Dès lors, je me suis senti moins seul, n’avais-je pas en moi le meilleur et le plus fidèle des amis. J’allai présenter mes vœux au Capitaine, pris quelques soins de propreté (dont nous sommes tant privés) et m’apprêtais à partir quand l’on m’apporta des lettres, toi, Madeleine, Mère, Paulette et tous les Courneuviens. Quel bonheur !

L’année commençait sous d’heureuses auspices, protection divine et vœux familiaux et si sincères. J’étais infiniment heureux et parti allègrement. Mais seul tout le long du petit chemin qui me conduisait à mon poste, je décachetais mes lettres. Mon cœur était bien gros, mes larmes coulaient et ma détresse fut immense en lisant la petite lettre de Madeleine. « Je voudrais bien aller à Verdun pour coucher avec toi dans les tranchées. » Ah ! Cette phrase ! Comme elle me fit plaisir et mal tout à la fois ! Je ne pouvais plus pleurer, ma gorge était trop contractée, j’étouffais, je suffoquais et ma douleur s’exhalait par des cris rauques. Mais Notre Bon Maître vint encore à mon aide, un grand crucifix de pierre était devant moi et en me montrant les souffrances qu’Il à endurées pour nous, je sentis que je n’avais pas lieu de désespérer.

Je me sentis plus fort et depuis ce moment, les fêtes sont passées ; j’ai contracté un nouveau marché de patience.

J’ai rejoint ma tranchée et là, dans la boue, dans l’eau, nous avons fait un repas pantagruélique, la Mère Patrie nous soigne : Madère, ragoût de porc, camembert, orange, quart de vin, ½ bouteille de champagne pour deux hommes, café, rhum, 1 cigare.

À 600 mètres des Boches, c’est peu banal, et je suis sûr qu’ils ne sont pas soumis au même régime. Malheureusement, le temps n’était pas propice, pluie, bourrasque et vent glacial. Néanmoins, le bon vin de France avait fait son effet, la gaieté fut notre compagne et nous envoyâmes notre menu et nos vœux aux Boches.

Une petite rivière passe près des tranchées, nous mîmes nos papiers dans les ½ bouteilles de champagne et bien bouchées, nous les jetâmes à l’eau. Je ne sais si le menu les tenta, mais le lendemain, la compagnie qui nous remplaça, captura toute une patrouille allemande, sans aucune résistance. Les deux gradés faits prisonniers (sergent-major et sergent) appelèrent les neuf hommes de leur patrouille qui se rendirent sans difficulté.

Le lendemain matin, nous avons été relevés pour réintégrer Chevert. Inutile de te dire que je suis navré, je préfère les avant-postes. Néanmoins nous avons rejoint ici toutes les compagnies du 1er bataillon et les officiers de celui-ci me plaisent beaucoup.

Ici nous travaillons toujours dur et ferme aux travaux de défense, départ à à 5 heures, 1 h ½ de trajet, travail de 6 h ½ à 10 ½, repas froid sur le terrain et par quel temps (c’est pour nous aguerrir et de crainte que nous ne le soyons pas assez), reprise du travail à 12 heures jusqu’à 4 h ½, rentrée à 6 heures du soir, dîner à la popotte des officiers et coucher à l’abri et dans un lit (c’est le seul avantage).

Heureusement, ceci ne va pas durer, nous rejoignons le front samedi dans la nuit et reprenons notre service d’avant-postes.

Samedi en arrivant ici, l’on nous a présenté notre nouveau Commandant et le soir, le Capitaine lui ayant demandé de bien vouloir m’admettre à la popote et à sa table, il me tendit la main et me dit : « Mais certainement, j’admets l’adjudant-chef Jacqueau, du moment qu’il a la confiance de son capitaine. »

- Tu penses quel saisissement j’ai eu en apprenant que Georges avait été blessé. Il l’est peu grièvement, tant mieux et c’est presque un soulagement pour nous tous de ne plus le savoir sur la ligne de feu ; mais dans quel état d’esprit sommes-nous pour en arriver à désirer voir revenir les nôtres peu grièvement blessés.

Quant à. toi, ma chère Petite Femme, tu n’y vas pas de main morte, pour le bonheur de me sentir près de toi, tu m’offres tes deux yeux et fais le sacriflee d’un des miens. Aïe ! Aïe ! Pourquoi pas une jambe et un bras ? En ceci, ma toute bonne, je m’en remets à Dieu, que sa volonté soit faite et advienne que pourra.

Je suis bien content que par l’intermédiaire de Paulette et de Mme G... Georges ait pu rester à Paris et que, par la tienne, tu aies réussi à le faire revenir à St-Denis. Mais quel saisissement, quelle angoisse pour cette pauvre Mère. Il est heureux que ceci se soit passé en son absence.

…Bons baisers pour mes chers Petiots et toute la famille (l’énumération serait trop longue puisque j’y manque seul). Profitez bien de ces bons moments de réunion et ne pensez à moi que dans vos prières.

 

 

 

6 Janvier 1915.

 

Reçu ce soir tes bonnes lettres du 1er et 2 janvier, qui m’ont fait tant de plaisir. Écris, écris-moi souvent, puisque pour moi je n’ai que ce bonheur.

Je suis heureux des nouvelles que tu me donnes de Georges et bien content que les services que tu as rendus à l’ambulance te donnent tes entrées libres et te permettent d’aller le voir souvent. Embrasse-le bien fort de ma part.

Tu me dis que c’est faire injure à la miséricorde divine, lorsque je te dis : « Si je reviens ». Bien au contraire, si je te dis cela, c’est parce que je m’en remets uniquement à Dieu. Du reste, j’ai ressenti tant de fois sa direction et sa protection, que j’ai toute confiance, ne doutant pas que ce que Notre Bon Maître décidera sera ce qui puisse être le mieux. Qu’il écarte de vous toutes les embûches et tous les maux, voilà mes plus chers désirs.

- Nous avons un temps épouvantable et recevons une moyenne de 10 heures de pluie sur le dos ; malgré tout, je me porte comme un charme. Pas de douleurs, pas de goutte. Ah ! Je t’assure qu’il faut être d’une fameuse constitution pour y résister.

 

 

 

7 Janvier 1914.

 

…Je suis heureux de voir que tu passes quelques heures tous les jours près de ce pauvre Georges. Je comprends très bien combien son système nerveux peut être ébranlé après tout ce qu’il a vu, et c’est là le cas de tous ceux qui ont eu à aller à l’assaut de ces tranchées boches si savamment combinées et défendues réseaux de ronces, de fils de fer et de pieux épointés.

J’espère bien (et prie Notre Bon Maître pour cela) qu’il ne se ressentira pas de sa blessure. Il est jeune, bien portant et plein de santé, les bons soins aidant, il s’en remettra sûrement. Mère pourrait peut-être le mener chez le docteur Chauveau, deux avis valent mieux qu’un.

Merci, ma chère Suzanne, pour la proposition que tu me fais, afin de me faire revenir. Tu as bien fait de ne rien tenter sans m’en causer, car je ne puis l’accepter.

Certes, j’ai fait jusqu’ici tout ce qui m’était demandé et j’y ai mis tout le cœur possible, mais la tâche n’est pas remplie. Sur ce point je n’ai rien à me reprocher, mais ne crois-tu pas qu’il serait très mal de ma part d’échapper à mon devoir, quand il y a parmi nous tant de pauvres malheureux. Donc, puisque j’ai été appelé ici, j’y resterai et ne rentrerai qu’avec tous.

Remplir son devoir sans restriction, n’est-ce pas le meilleur moyen de gagner le cœur de Dieu, et crois-tu qu’en ne le remplissant pas, ce serait le moyen d’échapper à la mort si celle-ci doit venir ?

Ici, nous avons les balles et les obus, mais l’on meurt avec la satisfaction d’avoir fait tout son devoir, ailleurs, Dieu a des moyens à l’infini pour atteindre ceux qui y ont failli.

Donc, n’en causons plus, je ne ferai jamais rien pour partir, non parce que je me crois indispensable dans le grand rouage, mais parce que j’estime que je suis encore assez jeune et assez valide pour prêcher d’exemple et aussi parce que j’ai peur et que je sens que nous sommes enclins à nous lasser. À quoi auraient servi tant de sacrifices, tant de vies fauchées, si ce n’est pour vaincre et que notre Belle France soit victorieuse.

Notre religion doit nous soutenir plus que jamais dans cette très dure épreuve et c’est à seule fin de plaire à Notre Sauveur que nous devons supporter courageusement tous les sacrifices demandés.

Tu me connais assez pour savoir teut le bonheur que j’aurais à être près de toi, de mes chers Petiots et de vous tous, mais en l’occurence, je préfère être ici.

Le devoir est partout où Dieu vous a fixé votre place, la mienne est ici, à moins qu’Il n’en décide autrement, mais en tout cas, je suis tranquille sur ce point, je ne crois pas que ce soit pour aller en arrière. Néanmoins, si obscure et si peu glorieuse qu’elle soit, j’accepterai la place qu’Il m’assignera.

À la grâce de Dieu, ma chère petite Femme, et crois-moi, je ne m’en porterai pas plus mal.

- Allons, va, ne te tourmente pas, je repars samedi aux avant-postes et suis ravi. Le repos actuellement est démoralisant et l’activité seule entretient les sentiments dont nous devont tous être animés.

 

 

 

9 Janvier 1915.

 

Impossible de t’écrire longuement aujourd’hui, nous repartons demain dans la nuit pour les avant-postes. Nous changeons de secteur, mais je ne crois pas que les tranchées y soient moins inondées. Cet affreux temps apporte du retard dans les opérations car il est impossible de rien tenter de sérieux.

Nous allons donc refaire une saison de bains de boue, c’est très bon pour les rhumatismes.

 

 

 

10 Janvier 1915.

 

J’ai reçu hier soir ta bonne lettre du 5 et tes cartes des 6 et 7. Ai-je besoin de te dire tout le plaisir qu’elles m’ont fait. Tu ne peux te l’imaginer qu’en comparaison de celui que tu éprouves en recevant les miennes et en y ajoutant le prix que peut m’y faire attacher mon éloignement et mon isolement. Tout à l’heure, j’ai été prévenu qu’un infirmier partait pour Paris, je lui ai confié une toute petite lettre, mais fais la moisson entre les mots et entre les lignes et tu y récolteras des baisers sans nombre, toutes mes pensées et tout mon cœur.

Maintenant, je vais répondre à tes lettres et à l’inquiétude qui s’y fait sentir.

Tout d’abord, je te demanderai d’être raisonnable, quels que soient les événements qui puissent arriver et auxquels je peux être mêlé ; il faut avoir toute confiance, une confiance absolue en Notre Bon Maître. Sans quoi, forcé de réduire mes lettres à leur plus simple expression, je ne te dirai rien sur ce que je fais.

Je t’ai écris que nous devions être rattachés à la 3ème armée (général Sarrail) comme régiment de marche. Aujourd’hui, changement, nous faisons partie de la 1ère armée. Demain, peut-être, nouveau changement. Donc, laissons la direction des événements au Très-Haut, ma chère Suzanne, et ne nous inquiétons pas.

Du reste, actuellement, il n’y à rien à faire sur le front, tout du moins par ici. La Woëvre est complètement inondée et nous ne pouvons que garder réciproquement nos positions ; l’artillerie étant incapable d’aucun mouvement en avant. Nous y laissons les chevaux et les canons, puisque nous-mêmes, pauvres bibis, nous nous y enfonçons jusqu’à mi-jambes. Il faut avoir séjourné dans ce pays pour savoir ce qu’il est, terre argileuse où l’eau ne peut s’infiltrer et ne disparaît que par évaporation. Or, le soleil actuellement, n’y contribue pas beauooup.

-Nous partons cette nuit à 2 heures pour les avant-postes afin de pouvoir faire la relève à 6 h ½, c’est à dire avant le jour et ceci afin d’éviter les marmites.

-Hier, j’ai déjeuné avec les officiers au fort de M… Le président de table est un officier de marine, canonnier, le lieutenant de vaisseau T... Il est charmant et d’une extrême amabilité.

Nous avons visité le fort, ce qui est trés intéressant et les batteries de pièces de marine qui ont été amenées ici.

- Nous venons de passer à l’instant la revue du Commandant avant le départ. Cet homme paraît très intelligent et je crois que nous pouvons avoir toute confiance en lui.

- Ce soir nous allons manger le poulet de Paulette, nous nous lèverons à minuit, cela nous donnera des forces pour la route. Je reçois à l’instant un paquet d’H…, ce doit être la timbale au macaroni. Elle suivra le même chemin. Quelle bombance !

Au revoir, ma Grande et Bonne Suzanne, sois bien raisonnable et sois courageuse, il le faut car nous ne sommes pas au bout de l’épreuve et qui aurait pu penser, lors du départ, que nous resterions peut-être 10 ou 12 mois séparés les uns des autres.

Espérons que le Bon Dieu se laissera toucher par tous ces sacrifices et tant de souffrances, mais méritons-nous d’être exaucés aussi promptement que nous le désirons ?

N’est-il pas juste que la pénitence précède la délivrance ?

 

…Le Bon Dieu me favorise tout particulièrement.

J’ai pu communier comme je te l’ai dit le 1er janvier à votre intention à tous, le dimanche 3 à l’intention de Georges et pour remercier Notre-Seigneur de la protection qu’Il lui à accordée, vendredi dernier (2ème vendredi) et ce matin.

Tu vois combien je suis favorisé et combien Notre Bon Maître cherche à se donner à moi.

 

 

 

11 Janvier 1915.

 

Je m’empresse de te mettre un petit mot aussitôt arrivé aux aux avant-postes. Je t’écrirai plus longuement ce soir ou demain et te raconterai la marche pénible que nous avons faite. Tempête, pluie diluvienne, température glaciale et de la boue jusqu’aux genoux. Nous sommes arrivés ici dans un état épouvantable et pour nous remettre avons trouvé des abris inondés.

Néanmoins, ne te tourmente pas trop, le coffre est bon et le gaillard est solide, mais ce qui doit être encore le plus solide, c’est le moral, car notre triste C... en devient fou et que d’ennuis il cause à tous, quand l’on aurait besoin de tant d’encouragements.

 

 

 

13 Janvier 1915.

 

Je redescends des avant-postes où j ‘ai passé la journée et la nuit et je m’empresse de t’écrire la longue lettre promise.

Avant le départ, nous avons fait un bon petit diner. Levés à minuit, nous avons mangé le poulet de Paulette qui était excellent, de la purée de foie gras, conserve de fruits et Champagne. Cela nous a donné des forces pour la suite.

Partis dans la nuit de dimanche à lundi à 2 heures du matin de Chevert par une pluie torrentielle, nous sommes arrivés ici à 8 h ½ du matin. Ah ! Mon Dieu ! Quelle marche, je m’en souviendrai longtemps. Nuit noire..., nous naviguions dans l’encre..., vent glacial et de tempête..., pluie diluvienne qui venait nous aveugler et nous cingler..., et tous ces hommes marchant, abrutis, hébétés, tête basse, dans le sillon de l’ombre noire de l’homme qui le précède, tels que des moutons qui vont à l’abattoir, les gradés faisant les chiens pour les faire serrer et pour empêcher qu’ils ne s’écartent de la colonne. Arrivés à 4 kilomètres des avant-postes, nous sommes obligés de quitter la route, celle-ci est balayée par les obus, les Boches ont dû être prévenus de la relève et veulent nous gêner. Nous entrons alors dans la terre labourée, et quelle terre ! Celle-ci est détrempée, labourée, et nous y enfonçons tantôt jusqu’à mi-jambes, tantôt jusqu’aux genoux, la glaise adhère et nous ne pouvons décoller nos souliers, tantôt c’est un ruisseau, un banc d’eau qu’il nous faut traverser. Ah ! Non, vraiment, je ne me rappelle pas avoir fait une marche aussi pénible. Ajoute à cela des fusées blanches, vertes, partant de droite et de gauche, de l’avant et de l’arrière, pour nous signaler le bombardement, les Boches, pour indiquer l’approche d’une troupe, tels les feux d’artifice le 14 juillet, mais je t’assure que nous n’avions pas envie de crier Ah ! La belle blanche ! Ah ! La belle verte !

Arrivés à H... devant E... nous avons fait la relève, les avant-postes se trouvent à 1.500 mètres, et quel cloaque pour y arriver.

Là, malgré la pluie, nous nous installons en accrochant quelques toiles de tente sur les arbres et nous attendons le jour tout trempés, tout grelottants, les pieds dans la boue jusqu’à mi-jambe.

Vraiment le moral de tous ces hommes est merveilleux, chacun rouspète un peu par habitude et par tempérament, mais une fois qu’il est en sentinelle et qu’il sait qu’une responsabilité lui incombe, aucun d’eux ne bouge et chacun à conscience du devoir qu’il remplit.

Avant-hier et hier, tout s’est bien passé, mais tout à l’heure, durant le déjeuner, les Boches nous ont bombardés de nouveau.

Nous déjeunions avec le Capitaine quand le premier obus est venu bombarder juste devant la chambre où nous mangions. C’est insensé, autant les balles’ m’énervent et m’inquiètent, autant les obus me laissent froids.

Aussitôt après l’éclatement, je bondis, sors et cours au cantonnement pour faire gagner aux hommes les abris de combat. Je rentre ensuite pour rendre compte au c... et je le trouve à plat ventre sur le plancher de la salle.

Il était furieux après moi et me criait : « Mais, puisque nous recommandons aux hommes de se coucher, couchez-vous donc. » Quelle compréhension du devoir ! J’admets cette théorie quand on est avec ses hommes et qu’on les a sous la main, mais je ne l’admets nullement quand l’on ne sait pas exactement où ils sont et ce qui se passe. Résultat : 54 obus et personne d’atteint, une maison endommagée, les carreaux de notre salle descendus, quelques cailloux, petits éclats d’obus et morceaux de vitres sur la table. Beaucoup de bruit pour ne rien faire.

Mon Dieu, que cette guerre est bête et où sont les anciens combats à la française. Résultat du progrès, tout cela.

Enfin, remercions ces sales Boches du stimulant qu’ils nous donnent, cela entretient les bavardages et chasse l’ennui.

Après un petit intermède comme celui-là, les hommes sont beaucoup plus gais, ils pensent à ce qu’ils viennent de passer et oublient le reste. Quelle belle insouciance ! Surtout ne te tourmente pas plus que je ne le fais moi-même. Je suis en excellente santé et plus résistant que jamais, je t’assure qu’il faut l’être et être bien aguerri. Si tu me voyais, tu me trouverais une mine superbe et certes à me voir, l’on ne croirait pas que je suis au 6è mois de campagne. Ayons donc toute confiance et attendons avec courage, le retour et le jour béni qui nous réunira.

 

 

 

16 Janvier 1915.

 

Reçu ta carte et ta lettre du 10 qui m’ont fait grand plaisir, maie pourquoi t’inquiétes-tu autant ? Si tu continues, je me verrai forcé de te cacher tout ce que je fais.

Du reste, je crois que cela vaudra beaucoup mieux, car si bien intentionnés que soient les gens qui te renseignent, ceux-ci te jettent dans le doute ou le trouble.

Pourquoi t’inquiètes-tu tant pour le train régimentaire que le régiment doit toucher ? Georges seul t’a bien renseigné, tout régiment a un train régimentaire et si nous n’en avons pas eu jusqu’à ce jour, c’est que nous étions attachés à la défense de Verdun et ravitaillés par la voie Meusienne et par les autobus. Il faut bien espérer qu’un jour viendra où nous irons de l’avant et c’est alors que nous aurons besoin de notre train régimentaire. Pour le moment, tout mouvement en avant est impossible, tout au moins de ce côté, la marche que nous avons faite pour venir rejoindre les avant-postes et que je t’ai racontée, le prouve assez. Donc, ne t’inquiète pas, je suis encore à Verdun (ou plutôt je fais partie de la garnison de Verdun) tout au moins pour quelque temps.

Certes, l’épreuve est dure et longue, mais il faut nous acharner à rester forts car la lutte n’est pas finie. Nous avons à faire à forte partie, ces Allemands se préparent à la guerre et envisagent notre écrasement depuis 44 ans, ils n’ont rien ménagé et ont une organisation militaire absolument extraordinaire. Et il a fallu nos qualités guerrières et créatrices de Français et l’aide divine pour arriver à pouvoir endiguer et arrêter le flot dévastateur, car grâce à nos parlementaires, nous ne disposions que de moyens médiocres. Ne nous décourageons donc pas, et ne ménageons ni nos peines ni nos sacriflces. Le salut de la France et la sécurité de nos enfants le réclament et l’exigent.

Crois-tu que je ne souffre pas de cette si longue séparation et de l’existence si précaire que nous menons ici. Moi qui aime tant les chers miens, qui y suis attaché par tant de fibres, si jaloux des moments que je ne pouvais leur consacrer, crois-tu que je ne souffre pas de ces longs mois passés loin d’eux et du bonheur qui m’est volé ainsi.

•Ah ! Les bandits, qui ont déchaîné un pareil fléau, Dieu ne saurait leur être propice, mais il faut acheter notre futur bonheur et au prix de quels sacrifices !

Ne les marchandons donc pas, et payons généreusement.

-          Je suis heureux des bonnes nouvelles que tu me donnes de Georges, qu’il se laisse soigner sérieusement. Il a bien gagné de se reposer.

 

 

 

18 Janvier 1915.

 

Grand chambardement à la Compagnie, notre Capitaine est envoyé au dépôt à Lorient et le lieutenant B... prend le commandement de la compagnie... S’il peut rester, tout ira pour le mieux. Il à beaucoup de confiance en moi, je suis très bien avec lui, et j’ai encore sur celui-ci une certaine influence.

Au fond, le capitaine est un veinard, je n’aurais pas mieux demandé que d’aller faire là-bas un petit séjour de 15 jours.

…J’ai joint au colis que je t’ai envoyé, tout un paquet de lettres. Conserve-les moi, et n’oublie pas qu’il m’en reste un gros paquet à Châtillon. C’est avec regret que je m’en sépare, mais il faut que nous réduisions le plus possible nos bagages.

- Je suis heureux de savoir Georges en meilleure santé et j’espère bien qu’avec de bons soins, sa vue reviendra, moins bonne peut-être, mais le principal, c’est qu’il ne perde pas l’œil.

 

 

 

20 Janvier 1915.

 

Reçu ta bonne lettre du 14, ah ! Si tu savais combien ces messagères me font de bien, combien elles sont attendues impatiemment par le pauvre soldat que je suis, bien vaillant et bien courageux toujours, mais si triste. Certes, le service ici est dur et pénible, néanmoins lorsque dans ma prière du matin, j’offre au Divin Cœur de Jésus toutes mes peines, toutes mes fatigues, toutes mes souffranœs, je ne peux m’empêcher de demander à Notre Bon Maître de me les rendre plus dures, mais d’en hâter le terme. Six, huit mois, un an encore de séparation, c’est impossible dis-tu, il faut pourtant nous faire à cette idée et nous armer de courage. Dieu seul peut faire un miracle, et là encore, montrer que toutes les prévisions humaines sont fausses, en déclanchant des évènements imprévus ; mais nous avons tant démérité depuis trente ans et surtout dans ces dernières années, et si peu d’entre nous sentent que l’unique et efficace secours peut venir du Tout-Puissant, que c’est à se demander si nous obtiendrons ce miracle.

Rachetons donc toutes nos fautes passées par un sacrifice plus complet, plus généreux, et si notre frère est mauvais, redoublons de prières et soyons doublement bons. C’est à ce prix seulement et en acceptant tous les sacrifices sans révolte, que nous pouvons obtenir une délivrance plus proche.

Tu te révoltes aussi, ma bonne Suzanne, ainsi que ma pauvre mère, en voyant que je suis sur le front depuis cinq mois et demi quand tant de jeunes sont encore à l’arrière. Crois-tu qu’au fond, il ne soit pas de toute justice que les territoriaux paient leur part de sacrifices tout comme les jeunes.

Il y a là une question très complexe, pour la juger et la résoudre équitablement il ne faut penser qu’à la France et à l’intérêt général. Si l’on sacrifiait uniquement toute la jeunesse de notre pauvre pays, qu’en adviendrait-il ? Cette jeunesse c’est la force, c’est la vie, en la sacrifiant toute, c’est supprimer les naissances pendant 10 ans, 15 ans et dans 20 ans, faute de défenseurs, notre chère France serait à la merci de ses ennemis.

Tandis que nous, pauvres territoriaux, qui représentons, je le veux bien, une partie de la richesse, de la fortune du pays, que peut-on encore attendre de nous. Nous avons donné des enfants à la Patrie et maintenant, pour la plupart un peu tarés, peut-t-on mettre en balance ce que l’on peut exiger de nous avec ce que l’on peut espérer des jeunes ? Certes, la mort dans nos rangs, laisse des veuves et des orphelins dans la peine, quelquefois dans la gêne et dans la misère, mais crois-tu que le cœur des parents ne saigne pas autant que celui d’une veuve et que la mort d’un fils privant les pauvres vieux de l’unique soutien de leur vieillesse n’est pas aussi grosse de conséquences que celle d’un père de famille dont les orphelins ont tout au moins leur mère comme soutien, la jeunesse et l’avenir devant eux.

Crois-moi, ma bonne Suzanne, laissons la direction des événements à Notre Bon Maître, mieux que nous, Il connaît tous nos besoins.

- Ma lettre à été interrompue par le déjeuner et comme digestif par le bombardement. Nous habitons ici une maison appartenant à des Boches qui a été longtemps épargnée grâce à deux épicéas qui la protégeaient. Mais nous avons employé ces deux arbres pour charpenter nos abris contre le bombardement et depuis ce moment les Boches nous envoient leurs souhaits à tout instant.

Nous payons cher notre peu de prévoyance, et il n’y a pas de village où il n’y ait un espion. Ici, cette ferme appartenait à un Boche, là elle appartient à un général prussien et bien mieux, il y en a une, pas loin d’où nous sommes, qui est une propriété personnelle de Guillaume.

Nous nous mouvons donc, au milieu d’un réseau d’espions et la meilleure mesure que nous aurions dû prendre, c’est de faire évacuer tous les villages sans exception. Malheureusement notre sentimentalité l’emporte, de peur d’affliger les bons, nous conservons parmi nous des gens qui nous vendent. Le soir, nous sommes forcés de surveiller tous les abords des villages, et malgré cela, tous les jours, nous apercevons des signaux faits des fenêtres ou des toitures au moyen de lanternes. Et ainsi renseignés sur nos positions, les Boches nous inondent de leurs projectiles. Pour ma part, ils ne me causent aucune émotion, je ne sais s’il m’arrivera d’être touché par les éclats de l’un d’eux, mais sans aucune forfanterie, ils ne me causent aucune crainte. Leurs sifflements et leurs éclatements ont le don de me rendre absolument maître de moi-même et au milieu de l’affolement qu’ils produisent, je suis un de ceux qui conservent le mieux leur sang-froid.

Ne crois pas qu’en te disant cela, j’éprouve un sentiment d’orgueil, non, je me rends très bien compte que cette insouciance ne dépend pas de ma volonté et j’en remercie le Bon Dieu qui me comble de grâces et me donne à moi, nerveux et emporté, le don d’avoir tout le calme nécessaire pour en imposer aux autres.

À côté de cela, vos lettres m’émotionnent beaucoup, je viens de recevoir, après le bombardement des Boches, un bombardement de lettres et de cartes, et le brave de tout à l’heure riait et pleurait tour à tour en vous lisant.

- M. B... a pris le commandement de la compagnie, j’ai le commandement d’un peloton et comme au point de vue soldat nous nous entendons très bien et qu’il a confiance en moi, je crois que tout ira pour le mieux. Quant au sous-lieutenant P... c’est un excellent camarade et de ce côté nous avons beaucoup de sympathie l’un pour l’autre. C’est un excellent mari et père de famille.

 

 

 

20 Janvier 1915.

 

Merci, ma bonne Grande, de l’envoi que tu m’as fait. Le tout nous à fait bien plaisir et ce matin au dessert nous avions un compotier superbe. Qui aurait pensé qu’à quelques centaines de mètres des Boches l’on pût ainsi savourer d’excellentes pommes, poires, mandarines, arrosées d’un Bordeaux savoureux. C’est pourquoi ils ont voulu nous le rappeler et en accélérer la digestion.

Mille bons baisers pour tous et encore une fois merci pour cet envoi où tu as mis tout ton cœur.

 

 

 

21 Janvier 1915.

 

Ne t’inquiète pas pour moi. Le froid a repris, accompagné de neige, mais je suis assez couvert et ne le crains pas. Quant à nos hommes, ils ont en général touché des quantités de vêtements chauds, et à part des chaussettes de laine, ils ne manquent de rien. Si tu pouvais me faire adresser des chaussettes par une œuvre quelconque, cela serait bien utile et bien accueilli.

Sois mon interprète auprès de M. le Curé et présente lui l’expression de mes sentiments respectueux. Je ferai mon possible pour lui écrire, mais j’ai peu de tempe et tellement de lettres à écrire que je te prie de m’excuser auprès de lui.

- Allons, ma pauvre petite Femme, il faut être très courageuse, et ne pas trop penser à l’absent. Comme ma chère petite Madeleine, je te dirai : « Penses-y pas, va! » Mais elle, ma pauvre mignonne, pense-t-elle un peu à son petit père ? Et mon Jacqueau ? Mon Dieu ! Si vous permettez que je revois tout mon petit monde, comme je vais les trouver changés, grandis. Ah ! Les bons moments volés, comme je les regrette.

 

 

 

23 Janvier 1915.

 

Je suis toujours eu bonne santé. Le froid est assez sec, malgré la neige. Espérons que cela va continuer car du cloaque de boue, nous en avons… mare (comme disent les hommes). Il faut que je redevienne tout à fait soldat puisque le commandant avec lequel nous avons déjeuné nous a dit que l’hiver prochain cela ne serait peut-être pas fini.

Enfin, prions, Dieu seul peut avoir pitié de nous et abréger l’épreuve.

 

 

 

24 Janvier 1915.

 

Combien je suis navré que la lettre écrite à Madeleine t’ait fait tant de peine et t’ait tant désolée ! Que veux-tu, j’avais laissé parler mon cœur et ne pensais pas que ce bout de lettre, où vibrait peut-être toute mon âme, pût vous produire pareil découragement.

Non, va, sois bien tranquille, j’ai toujours pleine confiance, mais la force de l’homme a des limites et si fort et courageux que je sois, il y a des moments où la perspective d’une si longue séparation me jette dans un profond découragement, dans un grand désarroi.

Et pourtant, il nous faut plus de courage et de ténacité que jamais. Cette guerre est une lutte d’extermination et d’usure. Il faut qu’une des deux races disparaisse...

Demandons donc à Dieu qu’il nous accorde sa grâce afin de lutter doublement et de pouvoir supporter vaillamment les fatigues, les privations, les souffrances inhérentes à la guerre et surtout la séparation des êtres aimés.

Et vous tous qui restez aux foyers, priez, priez..., vous ne sauriez mieux faire. Les soldats comptent beaucoup sur vos prières. Cette conviction que nous prions les uns pour les autres, rend les visages tristement émus, éclaire les yeux d’un rayon d’espérance, réchauffe le cœur. Continuez à bien payer ce tribut de guerre, il est moins lourd que celui que nous payons ici, mais tout aussi utile.

Ayons donc confiance, nous défendons notre liberté, nos foyers, nos familles, c’est bien là la lutte la plus belle, la plus sacrée, et le Bon Dieu ne pourra pas nous abandonner.

- Je t’en supplie, ne t’inquiète pas pour moi. Je suis en parfaite santé et n’ai aucun rhumatisme. Quant aux dragées et aux marmites que nous envoient les Boches, ne t’en exagère pas les conséquences.

Aujourd’hui encore ils nous ont bombardé pour nous empêcher de travailler aux réseaux de fil de fer, mais sans résultat, et pourtant leurs batteries sont à 4 kilomètres au plus.

Si je te disais que depuis 5 mois nous n’avons rien vu, ni entendu, ni combattu, tu ne me croirais pas, je préfère donc te dire la vérité, à toi d’être assez raisonnable pour ne rien exagérer, si tu veux que je te conte un peu mon existence ici.

Hier, j’ai été faire une reconnaissanœ vers I... et E...

Tu ne peux te figurer combien cela me plaît. Je t’assure qu’à ce moment je n’ai pas le cafard et que je suis tout à fait à mon affaire. Cette responsabilité, l’initiative à prendre, la direction de mes hommes, la perspective du danger qui peut surgir à tout moment, tout ceIa me convient et je ne suis plus le même homme.

Mais, lorsqu’il faut rester des journées entières terrés sous deux mètres de terre, les pieds dans un cloaque de boue. Ah ! Je te prie de croire que cela ne me convient guère.

Allons, bon courage, ma bonne Grande, unissons-nous par la prière et que Dieu fasse pour le mieux de nos intérêts spirituels et matériels.

 

 

 

25 Janvier 1915.

 

Ne t’inquiète pas. Je suis en parfaite santé et plein de courage.

Soigne-toi bien ainsi que mes chers Enfants, et ayons confiance en Notre Bon Maître. Il nous reunira, j’en suis persuadé.

Reçu la lettre de Jean qui m’a fait bien plaisir et bien rire. Je lui répondrai demain.

 

 

 

26 Janvier 1915.

 

 

 

 

 

 

Reçu à l’instant ta bonne lettre du 22. Ah ! Ces bonnes messagères qui viennent, se riant des obus, se poser sur le bord de ma tranchée, me prodiguer de réconfortantes consolations et me parler du nid.

Elles m’apportent le souvenir des êtres aimés, de la maison chérie où nous avons passé tant d’instants heureux. Les yeux perdus sur la campagne blanche de neige, on oublie les dangers suspendus au-dessus de la tête, pour revivre une partie de sa jeunesse, de son insouciance et de son bonheur.

O jours heureux, temps fâcheusement méconnus et dont la valeur réelle est quintuplée par la privation et l’éloignement.

Si tu savais combien je pense à vous tous que j’aime tant, tout en contemplant le ciel dont l’immensité nous surplombe les uns et les autres et tout en laissant échapper de mon cœur la prière qui seule peut nous unir.

Du fond de l’abri ou de la tranchée, ma pensée vole vers vous tous. Dès que la lune pâlit dans l’aube naissante, je te vois agenouillée au pied de notre grand lit, baisant ensuite les paupières de nos Chers Petits, puis à leur réveil, leur joignant les mains pour demander à Notre-Bonne-Mère sa protection pour le petit père dont l’absence demeure.

Je les vois ensuite, ma Madeleine avec ses jolies boucles, partir pour la classe, je devine leurs espiègleries, je les suis en récréations, puis à table, posant mille questions sur la guerre dont, dans l’insouciance de leur âge, ils ne sentent pas toute l’atrocité. Je te vois au bureau, travaillant courageusement et te débattant au milieu de mille difficultés. Je vois ensuite mes Chers Petits rentrant tout en gambadant de classe, courir au bureau te donner un baiser, puis dans la salle réclamer leur goûter et là, personne ne les sert assez vite tant ils sont pressés de partir chez Grand’Mère. Puis voici l’heure du dîner jadis, notre meilleur moment de la journée, ensuite, je te vois montant l’escalier si froid qui conduit à l’appartement que j’aimais tant. Il me semble entendre le bruit de la barre glissant dans les supports, le claquement des portes, oh ! tous ces bruits familiers…

Les journées se passent ainsi et ma pensée vole tour à tour vers toi, vers Mère, vers mes enfants chéris, vers tous ceux que j’aime et dont le souvenir vient me tenir compagnie.

Enfin, prions et ayons confiance, tous ces bons moments reviendront et le bonheur acheté au prix de quels sacrifices, n’aura que plus de valeur pour nous qui en auront été tant privés.

…Priez tous pour le pauvre exilé.

 

 

 

27 Janvier 1915.

 

Parti depuis ce matin 5 heures aux avant-postes et de là en reconnaissance, je rentre à la grand’garde à l’instant, 11 heures et demie. Je te mets un petit mot à la hâte avant le départ du courrier et t’écrirai cet après-midi plus longuement. Il fait un froid très sec et ma santé est excellente.

Je compte également pouvoir répondre à Jean cet après-midi. Dis-lui que sa petite lettre m’a fait grand plaisir.

 

 

 

28 Janvier 1915.

 

J’ai voulu t’écrire longuement hier et ce matin, mais cela m’a été impossible.

Je suis très bien portant malgré le froid très sec qu’il fait ici, j’ai bien ressenti quelques rhumatismes hier et aujourd’hui à la suite des trois reconnaissances que j ai faites et durant lesquelles j’ai dû rester plusieurs heures en observation sans bouger, mais cela ne sera rien car je n’en souffre pas beaucoup. Ne t’inquiète donc pas.

 

 

 

29 Janvier 1915.

 

Enfin, voici la lettre que je te promets depuis deux jours. J’ai été assez pris tous ces jours-ci ayant été par trois fois en reconnaissance.

Le Commandant m’avait chargé de trouver un emplacement pour y placer un poste observateur et par deux fois je me suis payé la reconnaissance tout seul. L’on devient souple dans le métier et armé d’une carabine, j’aurais voulu que tu me vois marchant à quatre pattes ou rampant sur le ventre et profitant des obstacles même les plus petits. Ayant fini par trouver l’emplacement voulu, j’y suis retourné avant-hier avec un caporal et deux hommes porteurs d’une pelle, d’une bêche et d’un pic, et c’est ainsi qu’à trois cents mètres à peine des Boches, nous avons creusé un trou d’observateur.

Pendant que les deux hommes travaillaient couchés sur le ventre, le caporal et moi sommes restés en observation, couchés nous-mêmes dans un sillon. Je t’assure qu’il n’y faisait pas chaud, nous étions littéralement gelés et par moment il m’était impossible de tenir ma lorgnette. À ce moment, le caporal me remplaçait et je mettais les mains sous ma capote, sur la poitrine, pour me réchauffer. Néanmoins j’avais dû prendre un peu froid car je me suis ressenti de mes rhumatismes, mais après une bonne nuit, je m’en trouve tout à fait débarrassé.

Ne t’inquiète donc pas car je me porte à merveille, jamais je n’aurais pensé pouvoir supporter aussi bien toutes les fatigues, toutes les privations et toutes les intempéries de la campagne.

Comme privation, je n’entends pas privation de nourriture, car nous sommes parfaitement nourris (il ne faut pas être très difficile) et sous ce rapport, le service de l’Intendance mérite tous les éloges.

Il n’en est pas de même malheureusement du service médical qui est au-dessous de tout. Que de malheureux meurent ou souffrent faute de soins ou par manque de soins immédiats !

Nous nous attendions tous ces jours-ci à une attaque, supposant que les Boches feraient un effort pour offrir une victoire à leur empereur en l’honneur de la Saint-Guillaume qui était le 27. Mais, par ici cela à été relativement calme.

…Quand pourrais-je enfin reprendre ma place dans la maison ? Il me semble que ce bon temps ne reviendra jamais, notre vie ne tient en effet qu’à un fil et il faut avoir confiance en Notre Bon Maître, pour garder bon espoir.

- Ce soir, après le dîner, P... avait un peu le cafard et il me l’a passé. Heureusement B... était là, c’est un boute en train extraordinaire qui arrive toujours à vous dérider. « Boum ! Boum ! Madame, toujours content, jamais mourir. » Ou bien il nous chante : « J’avais juré de vivre sans amour, c’était un four. » etc., etc. Le répertoire est très varié mais il arrive quand même à atteindre son but et c’est fort heureux car avec P..., nous sentons et nous pensons de même et quoique bien heureux de nous comprendre, j’avoue que ceci ne vaudrait rien. B... fait diversion, toujours gai, toujours jovial, il nous force à écarter de notre esprit l’idée fixe qui y revient trop souvent, les nôtres, les chers nôtres, nos bons petiots, le foyer tant aimé, le retour... tant désiré et si... aléatoire.

Enfin gardons confiance, Dieu nous protégera et nous rendra l’un à l’autre afin de le mieux aimer et de le mieux servir.

- Avant-hier, en rentrant de reconnaissance, mes hommes m’ont donné une nouvelle preuve de leur sympathie ; des tranchées et du petit poste ils me suivaient des yeux et ils m’ont dit : « On se tenait prêt, mon adjudant, car nous ne vous aurions pas laissé là-haut » et un de mes sergents avec lequel je m’entends également très bien, me fit des reproches et me dit : « Mon petit, tu paies trop de ta personne, tu devrais trouver un motif pour refuser. » Refuser... non... cela jamais. Ne pas courir au-devant du danger, oui... mais passer pour un lâche… je ne le pourrais pas et je suis sûr que toi-même tu ne le voudrais pas. Nous devons faire tout notre devoir et c’est en le remplissant le mieux et en nous conformant aux ordres reçus, que nous attirons davantage la protection divine.

- Nous allons partir en réserves d’avant-postes pour quelques jours et prendre un peu de repos pour huit jours très probablement. Il m’est impossible de te donner des noms, il y a des ordres très stricts et très sévères, nos correspondances sont surveillées et nous sommes passibles de graves punitions.

 

 

 

30 Janvier 1915.

 

Reçu ta bonne lettre du 26 et ta carte du 27. Tu as eu tort de demander à passer des nuits à l’ambulance. Puisque tu as été désignée pour en passer une, n’en parlons plus, mais tu entends bien, je m’oppose absolument à ce que tu en passes d’autres et je compte bien que tu ne me contrarieras pas. Les fatigues que je demande sont pour moi et non pour toi.

Je n’insiste pas davantage, pensant bien que tu m’écouteras et que si on te redemande tu trouveras une excuse quelconque.

...Je t’écrirai plus longuement demain.

 

 

 

31 Janvier 1915.

 

Toujours très peu de temps pour écrire et comme je le prévoyais, le repos existe surtout sur le rapport, mais quel leurre. Pour ma part je n’y ai jamais cru, je ne suis donc pas trompé. Le seul avantage ici, c’est de faire de bonnes nuits, à part cela, nous y sommes beaucoup plus mal qu’aux avant-postes.

Du matin 5 heures à 5 h. ½ du soir, nous sommes pris.

Je t’écrirai plus longuement demain, j’ai l’espoir d’en avoir le temps.

 

 

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