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 d'un soldat (A.J.)
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Après la mort
Photographies (A.J.) : Alexandre JACQUEAU Portraits de soldats Le front Le combat Les destructions  

 

 

 

2 novembre 1914.

 

J’espère être assez tranquille cet après-midi pour te consacrer quelques moments. Depuis vendredi matin voici notre emploi du temps : de vendredi matin 5 heures à samedi matin 5 heures, 24 heures aux avant-postes ; de samedi matin à dimanche matin 5 heures, de garde aux issues et de dimanche matin 5 heures à mardi matin, 48 heures d’avant-postes. Ceci nous fera donc 96 heures de service quelque peu pénible, mais j’espère bien, surtout pour mes hommes, que nous serons relevés demain matin. Je pense à tous ces braves gens, 96 heures dehors, ce sera plutôt dur, surtout après la pluie de cette nuit. Malgré tout, personne ne ronchonne et dans la journée tout mon monde s’emploi à améliorer l’abri de fortune que nous occupons. J’éprouve une grande satisfaction à vivre parmi ces pauvres gars et à les étudier. Ah ! Si l’on savait causer à leur cœur, si les officiers avaient été à l’école de Lejeune et de Nancy, que ne leur ferait-on faire ? Malheureusement, ceux qui savent comprendre leur rôle sont rares. Pour moi, ce sont tous des amis, je vois un bon regard, je sens une bonne volonté chez chacun d’eux et je m’ingénie à connaître toutes leurs peines, grandes et petites. Ici, loin de tous ceux que j’aime tant, tous ces braves gens dont je sens battre le cœur forment un peu ma famille. N’en sois pas jalouse.

Hier, pour la Toussaint, j’ai passé une journée délicieuse. Parti le matin à 5 heures, j’ai conduit ma section aux avant-postes, puis, ayant passé le commandement à un de mes collègues, je me suis rendu au village le plus voisin avec un de mes caporaux pour faire la Sainte-Communion et suis revenu immédiatement prendre mon service. Ces jours de fête, lorsqu’on est éloigné de tous ceux qu’on aime, sont plutôt tristes. Eh ! Bien, je ne me suis jamais senti si heureux et n’ai pas éprouvé le moindre instant d’ennui. C’est que j’avais reçu le matin le meilleur des amis, mon bon Jésus, mon Frère, mon Dieu ! En remontant au poste, par le temps superbe qu’il faisait, sous ce beau ciel, ce soleil tiède ; j’éprouvais une joie intérieure indéfinissable ; mon cœur, ma poitrine me semblaient trop petits, tant j’éprouvais de satisfaction et de bonheur. Aussi me suis-je tenu toute la journée à l’écart, tant j’avais crainte que la moindre distraction ne vienne interrompre la visite si douce, l’entretien plein de confiance que j‘avais avec mon bon Maître. Ah ! Ma chère Suzanne, que je suis heureux de pouvoir dire : Mon Dieu, je crois en vous et je vous aime de tout mon cœur.

Credo. Oui, je crois et combien je remercie notre Très Sainte Mère d’avoir exaucé les prières que je lui adressais depuis si longtemps et de m’avoir conduit au cœur de son divin Fils. Que de résignation, que de consolations, que de courage j’ai puisé dans sa compagnie, comment ne serais-je pas reconnaissant à Notre Bon Maître de toutes les grâces dont Il me comble. Vous savez combien je vous aime tous et combien il m’a toujours coûté de me séparer de vous, fût-ce quelques heures. Eh ! Bien, depuis mon départ, et il y a pourtant de cela trois mois, je ne me suis jamais senti absolument seul, le Bon Dieu ne m’a jamais quitté et dès le moindre ennui, Il est toujours venu me réconforter et m’encourager. Combien je plains ceux qui n’ont pas cette consolation et combien je comprends les moments d’abattement auxquels aucun d’eux n’échappent ! Mais, hélas ! Pourquoi cette éducation moderne, cette prétention de tout savoir, de tout discuter, même avec Dieu. C’est pour changer tout cela que la France lutte et souffre ; car vraiment, si nous devions, après la guerre, retomber sous le joug des ennemis de l’intérieur, recommencer ces querelles intestines où le bon droit est toujours méconnu, revoir toutes les hontes, tous les scandales qui nous inondent depuis tant d’années, je me demande quel serait le gain de la victoire.

Mais j’ai foi en Dieu ; si dure, si longue que soit l’épreuve, si proportionnelle qu’elle puisse être à tous nos crimes, j’espère qu’elle engendrera une résurrection morale de notre cher pays. À cette belle œuvre, notre armée travaille, inconsciemment peut-être, au prix de tout son sang. Elle défend les autels et les foyers, les autels qu’elle délaissait, les foyers que beaucoup d’entre nous trahissaient. Heureusement est-il parmi ceux qui combattent et ceux qui nous attendent, beaucoup de croyants dont nous sommes. Et c’est pourquoi, nous qui sentons la nécessité de l’épreuve, nous devons nous incliner devant la volonté de Dieu et préparer les résultats de l’avenir. En vérité tous les sacrifices accomplis çà et là à travers le pays ne sont pas inutiles et il me semble que les supporter courageusement, vaillamment, c’est payer une partie de la rançon morale de la France et la relever devant Dieu.

Pour moi, ma bonne Suzanne, je les ai envisagés tous, même les plus durs, les plus pénibles, celui qui nous déchirerait le plus et je m’y prépare chaque jour davantage. Non que je sois plus exposé aujourd’hui qu’hier, non, mais parce que la rafale qui secoue notre malheureux pays, peut aussi s’abattre sur notre foyer. Y penses-tu ? T’y prépares-tu ?

C’est alors que je compte beaucoup sur ta foi, et sur les certitudes qu’elle te donne pour supporter courageusement l’épreuve, c’est alors qu’il faudra faire preuve de résignation, de sang-froid et de vaillance. De toi seule dépendra alors l’avenir de mes chers Petits, de ma bonne et douce Madeleine, de mon bon petit diable de Jean, dans lesquels j’ai mis tant d’espoir. Il te faudra alors affronter toutes les responsabilités sans aucune défaillance, juger les faits sans affolement et avec décision. Loin de t’abattre, il faudra que le malheur te rende plus ferme, plus forte. Ma pauvre Mère sera là pour t’aider de ses conseils, mais à. son âge, l’épreuve serait bien dure pour elle et c’est toi qui, plus jeune, devras faire face courageusement à tous les événements pour sauver l’avenir de nos chers Petiots.

Quant à leur éducation, pour celle-ci, je n’ai aucune crainte, tu feras d’eux de bons chrétiens, tu les élèveras dans l’Amour et la Crainte de Dieu et tu en feras de bons Français.

Promets-moi donc d’être une femme très forte et nous ne recauserons plus de ce vilain sujet que depuis longtemps pourtant, je voulais aborder.

- Je suis toujours en bonne santé et le moral reste excellent, ma confiance étant invariable. Du reste, ce ne sont pas toujours ceux qui sont à l’avant qui sont le plus exposés. L’on se croit quelquefois bien à l’abri lorsque l’arrivée d’une marmite vient vous prouver le contraire.

Dernièrement une compagnie se trouvait à A... au repos à 7 ou 8 kilomètres de la ligne. Les hommes étaient à la soupe, un obus arrive, coupe un sergent en deux, décapite un cuisinier et blesse une vingtaine d’hommes. Ces gens-là, je t’assure, se croyaient certainement en sécurité.

- Hier, le Capitaine, sachant qus je n’avais pu aller à la Messe le matin, je n’ai eu, en effet, que le temps de communier, m’a fait dire que je pourrais aller à la Messe militaire de ce jour, et j’ai été bien heureux de pouvoir assister à l’office en souvenir de tous nos chers morts.

J’ai oublié de te dire aussi qu’hier, j’ai fait distribuer par mes caporaux une cinquantaine de francs aux pauvres gars du recrutement de l’Aisne qui sont sans nouvelles depuis deux mois des leurs, et se trouvent sans argent. Les caporaux ont bien dit que c’était un don anonyme, mais certains se doutent qu’il vient de moi et ce matin il y en à quatre ou cinq qui sont venus me dire : « Je vous remercie, sergent, des 2 francs que vous m’avez donnés, le caporal nous à dit que la personne qui faisait ce don ne voulait pas se faire connaître, mais il n’y à que vous qui vous occupiez de nous. » Ici, je n’ai pas grande dépense à faire et je suis heureux quand je peux leur acheter du lard, des patates et pour leur grand bonheur, de l’huile pour faire des pommes de terre frites.

3 Novembre. - Comme je le pensais, j’ai été relevé ce matin à 6 heures des avant-postes, mais hélas ! Ce n’est pas pour que mes hommes aient le repos qu’ils méritent après œs 96 heures de fatigues. Nous venons de faire une dizaine de kilomètres et sommes dans un bois, au milieu duquel nous allons élever des cabanes pour la troupe ; cet hiver, encore quelques mois ainsi et nous allons revenir à l’état primitif.

Voilà une longue causerie, j’espère que tu ne t’en plaindras pas.

Serre bien fort dans tes bras Maleleine et Jean et donne-leur de doux baisers à chacun...

À la grâce de Dieu et

Vive la France, quand même.

Ci-joint quelques fleurs que j’ai cueillies pour toi et les enfants.

 

 

 

4 novembre 1914.

 

Je t’ai écrit longuement hier, un petit mot seulement aujourd’hui de l’homme des bois. Mes baraques prennent bonne tournure et nous devenons très ingénieux (Si seulement elles étaient pour nous). Lorsque nous irons à Chaponval (Quand ? Quand ?) j’en ferai une pour Madeleine et Jean dans le jardin et je suis sûr qu’ils en seront ravis. Ah ! Combien je pense à eux, à toi, à Mère et à tous. Tes lettres me parviennent maintenant très régulièrement et tes envois aussi. Je reprends les avant-postes demain matin.

 

 

 

8 novembre 1914.

 

Maintenant je vais te charger d’une mission assez délicate. Il faudrait prévenir Mme L..., que son mari est malade, et ma foi suffisamment malade pour avoir été évacué sur l’infirmerie à Chevert. Ce pauvre garçon nous a quitté tout à l’heure ; mon opinion personnelle, c’est qu’il aura beaucoup de peine à s’en remettre. C’est un affaiblissement, un épuisement général et le médecin-major auquel je viens d’en causer m’a dit : « Le mécanisme est détraqué. »

Songe qu’en arrivant à Laon ce pauvre garçon pesait 130 kilos, il a beaucoup peiné et il lui à fallu beaucoup de volonté, quoique nous lui adoucissions le service le plus possible. Il aurait pu se faire exempter, mais par patriotisme à voulu faire son devoir, espérons qu’il s’en tirera. Préviens donc sa femme, dis-lui que je t’ai averti que son mari très fatigué, mais sans aucune maladie définie avait été évacué à l’infirmerie de Chevert. C’est tout. Qu’elle écrive là. S’il est encore transportable, il y a des chances qu’il soit évacué sur le Midi, mais pourra-t-il faire ce long voyage. J’en doute. J’ai éprouvé beaucoup de peine à le voir partir, c’était un bon garçon avec lequel j ‘ai eu des rapports très agréables.

- Ne te tourmente pas pour moi et du mauvais état de santé de L... ne déduis pas qu’il puisse m’en arriver autant. Il n’y à aucune comparaison entre lui et moi, je suis autrement alerte et solide et que de fois je l’ai étonné.

Sois donc absolument tranquille, ma santé est excellente et je rajeunis.

Le seul ennui, c’est qu’en ce moment nous n’avons pas qu’à faire la guerre aux Boches. Nous avons à nous défendre contre des ennemis beaucoup plus petits mais néanmoins très embêtants. Oh ! Les sales bêtes. Quant aux puces, cela ne compte pas. Et dire que malgré cela, tu as encore envie de voir ton mari. Fi ! Donc, un mari pouilleux.

Non, je n’en ai pas encore trouvé sur moi, mais je ne désespère pas, ceci est inévitable, ne sont-ce pas les compagnons peu recherchés des armées en campagne.

Comme tu me l’as dit, j’ai prié cette nuit de minuit à 1 heure, j’étais aux avant-postes.

Avec un caporal de ma section, nous avons commencé par dire notre chapelet ensemble puis nous avons laissé notre cœur s’entretenir avec Notre Bon Maître. Ah ! Ma bonne Suzanne, quel doux entretien, comme les mots, les phrases s’assemblaient bien, comme ils montaient facilement du cœur aux lèvres et comme je voudrais que ces paroles d’amour fassent oublier à Notre Bon Jésus les affronts qui lui sont faits chaque jour.

Ce matin, notre joie et notre bonheur ont été oomplets. Nous avons pu communier Ah ! Ce doux Jésus, quelle facilité ne donne-t-il pas à ceux qui Le désirent ardemment, qui l’aiment et veulent l’aimer chaque jour davantage.

Bien à toi et unis par le Cœur et la prière.

 

 

 

8 novembre 1914.

 

Ce matin nous avons eu une très belle messe militaire, très belle par les chants et surtout par l’assistance. Il n’y a de tel que d’être aux premières lignes pour faire réfléchir, au début nous n’étions qu’une quarantaine sur toute la compagnie, soit sur 250 hommes, maintenant plus de la moitié des hommes tiennent à y aller et ceux qui y vont une fois en amènent d’autres la fois suivante. Hier même, après la messe, sans aucun ordre de qui que ce soit, quelques hommes entonnèrent le cantique Catholiques et Français toujours... Ce cantique fut chanté par tous, avec tant de cœur, tant d’âme, que le prêtre lui-même en fut surpris et me fit part de toute sa satisfaction. Quant à moi, l’accent était tel, que j’étais secoué de frissons d’enthousiasme.

Cette messe fut du reste, pour moi, l’occasion de m’unir à toi, demandant à Dieu que nous renouvelions, en cette commune pensée de prières, de souvenirs, tout notre courage, tout notre espoir et aussi toute notre confianœ.

Que l’un et l’autre ne défaillent pas jusqu’au jour où, réunis au nid béni nous chanterons un hymne d’actions de grâces.

- Avant la messe, j’ai eu la bonne surprise de recevoir la photographie tant désirée. Tu ne saurais croire combien mon bonheur fut intense, mais aussi combien mon cœur fut serré. Ah ! Les larmes coulaient, coulaient et coulent encore certes, mais combien malgré tout je suis heureux de vous avoir, de vous voir. Tu es très bien quoiqu’un peu triste, trop triste ; il en est de même de Mère, qui est mieux que sur n’importe quelle photographie. Madelon paraît grandie, est toujours gentille et garde son air si doux. Embrasse la bien fort pour moi, bien fort et bien tendrement comme je voudrais pouvoir le faire. Quant à mon Jean, combien sa petite figure a retenu mon attention et m’a fait pleurer. Je le trouve tout changé le cher petit, il paraît grandi, forci, mais quel air raisonnable et je dirais même triste.

Pauvre petit, serre-le bien fort sur ton cœur, embrasse-le bien tendrement et que tous deux sachent bien que Papa pense toujours et à tout instant à eux.

Merci d’avoir accédé à mon désir, vous m’avez rendu bien heureux, mais je ne doute pas que je ne serai pas le seul, cela fera certainement bien plaisir à Georges.

- Diagnostic. - Santé bonne, appétit moyen, un peu fatigué, sommeil presque nul ; je suis au complet, c’est-à-dire rien d’abimé. Tout est donc pour le mieux et vous n’avez pas lieu de vous inquiéter.

- Reçu des nouvelles de L... Elles ne sont pas brillantes. Parti vendredi, il a perdu connaissance en arrivant à l’Infirmerie et ne l’a reprise que ce matin. Il aura bien du mal à s’en sortir. Pauvre garçon !

 

 

 

10 novembre 1914.

 

Il fait si froid ce matin que l’on à peine à tenir son crayon, si cela continue la longueur des courriers va s’en ressentir, aujourd’hui je ne te mettrai donc qu’un petit mot. Toujours aux avant-postes et santé excellente... Le froid commence à pincer, le jour passe encore, mais la nuit l’on battrait volontiers la semelle si l’on pouvait. Tout va bien ici depuis que nous avons élargi le cercle d’investissement.

Je pense bien à. vous tous...

12 novembre 1914.

 

Depuis ce matin 5 heures, j’ai repris les avant-postes, c’est une navette continuelle, 3 jours d’avant-postes, 1 jour de garde aux issues et l’on recommenœ. Actuellernent les Allemands montrent moins d’activité et ils sont économes en munitions. Commencent-ils à se lasser, nous l’espérons sans trop oser y croire. Il en est de même du bruit que nous soyons relevés et remplacés par des troupes de l’armée. Je t’avoue que pour ma part je n’y crois pas et n’y compte pas. Mes peines, mes fatigues, mes souffrances augmenteraient encore que je ne m’en plaindrais pas. Je les offre à Notre Bon Maître pour le salut et la délivrance de notre cher pays.

Combien je pense à vous tous, et combien j’aspire au retour, quand me retrouverai-je auprès de tous les êtres aimés, auprès de mes tout petits dont j’aimais si peu à me séparer. Ces bons moments reviendront, et combien nous les apprécierons davantage.

 

 

 

14 novembre 1914.

 

... Qui eut cru, quand je suis parti, que cela durerait autant et qu’à mi-novembre on ne parlerait pas seulement du retour, mais d’une durée dont on ne peut fixer la limite.

Enfin, je ne saurais trop le répéter, il faut accepter courageusement tous les sacrifices qui nous sont imposé et avoir une confiance certaine dans le résultat final.

Depuis quelques jours nous avons un temps épouvantable, pluie, vent, bourrasque, froid, mais il n’y a pas comme ce vent pour m’attrister. Ah ! La nuit, lorsqu’on est seul, combien ce vent qui gémit et qui pleure vous tiraille le cœur. Ah, ces hou ! Hou ! Hou ! Hou ! Tour à tour criards, plaintifs et lugubres, ah ! Comme ils fendent l’âme ! Ils semblent apporter les plaintes de tous œux qui, depuis cette malheureuse guerre, souffrent et pleurent, les lamentations de tous les cœurs en deuil. Ah ! Ce vent qui siffle ou hurle, comme on voudrait ne plus l’entendre. Et pourtant, si nous avions le cœur gai, il pourrait souffler ce vent et redoubler de rage, que nous importerait-il ?

- Paulette m’a envoyé des provisions et des gilets que j’ai distribués aux hommes. Je lui ai écrit, la remerciant beaucoup de ses gentillesses. Que de bien on pourrait faire ici à tous ces pauvres gars de l’Aisne qui depuis le 25 août sont sans nouvelles de tous les leurs et ne reçoivent par conséquent absolument rien ! Peut-être pourrais-tu avoir quelques objets soit des Dames Françaises, des religieuses et autres bonnes œuvres. Ce qui serait le plus utile ce sont des paires de chaussettes de laine, chandails et ceinture de flanelle.

Ne te fais pas de tourment excessif pour moi, je suis bien portant malgré toutes les fatigues et tous les sacrifices imposés et j’en rends grâce à Dieu.

Embrasse bi.en tendrement mes chers Petits dont je suis tant privé et soigne-toi bien.

 

 

 

15 novembre 1914.

 

Un petit mot avant le départ du courrier. Je t’écrirai plus longuement demain. J’ai appris hier aux avant-postes, ma nomination au grade d’adjudant-chef. Je reste à la compagnie et en suis très heureux car je ne me sépare pas de mes hommes et de mes camarades et c’est pour moi la chose à laquelle je tenais le plus. Du reste, cette nomination à fait, au fond plus de plaisir à mes hommes qu’à moi-même qui en suis cependant très content, espérant être encore plus utile que je ne l’étais.

 

 

 

17 novembre 1914.

 

Comme tu as dû l’apprendre par ma carte, j’ai été nommé adjudant-chef à la Compagnie. Tous mes hommes étaient bien contents, je dirais même plus contents que moi car le Capitaine avait tout d’abord décidé que je resterais à ma section. Aussi, lorsque dans l’après-midi, il m’affecta à une autre section, tous mes braves gars furent navrés et dire : « C’est une mauvaise journée pour nous. » Mes officiers furent également très contents et le lieutenant B... me dit : « Jacqueau, je suis heureux de vous féliciter, car vous l’avez bien mérité, et si cela n’avait dépendu que de moi, vous auriez un galon depuis longtemps. »

- Quant au Capitaine, il me dit : « Votre section marche très bien et l’esprit y est excellent, mais vous allez, prendre le commandement de la 2ème section et je compte sur vous pour la reprendre en mains. » Je t’assure qu’au fond j’étais bien navré, mais il n’y avait pas à dire quoi que ce soit. Le curieux, c’est que le matin j’avais communié et qu’en remerciant Notre Bon Maître de sa protection, je lui avais demandé que ce nouveau grade me procure l’occasion d’être plus utile encore que je ne l’étais. Mon vœu était donc exaucé, mais peut-être un peu contre mes convenances personnelles. L’esprit de ma nouvelle section laisse beaucoup à désirer, mais j’espère, malgré tout, m’y faire des amis, du reste, j’y ai été très bien accueilli.

Ce grade n’existait pas de notre temps, c’est l’intermédiaire entre adjudant et sous-lieutenant. Il me procure certains avantages dont le plus notable est d’être exempté du sac et d’avoir droit à une cantine. Quant à l’armement, plus de fusils ni de baïonnette, mais sabre et révolver. Je te donne tous ces petits détails, car pour toi, adjudant-chef ne dit pas grand’chose. Quant aux appointements, la différence est très sensible, 3 fr. 19 par jour au lieu de 0 fr. 72, ceci me procurera le moyen de venir plus en aide aux malheureux au milieu desquels je vis.

Par exemple, je n’ai pas grand temps pour moi, surtout disséminée comme est la compagnie.

Néanmoins, sois tranquille, toutes les minutes libres seront pour toi, Mère et tous ceux que j’aime...

 

 

 

18 novembre 1914.

 

Combien cette pauvre Mère à dû souffrir de sentir Georges si près d’elle et de n’avoir pu le serrer dans ses bras ! Je vais lui écrire cet après-midi, mais il est peut-être préférable qu’il en soit ainsi, ces entrevues sont trop déchirantes et la joie de se revoir ne compense pas l’atroce douleur de la séparation. Pour ma part, je préfère ne revoir aucun de ceux que j’aime avant le retour. Les jours qui suivraient ces instants de bonheur seraient trop terribles et il me semble que je n’aurais plus aucun courage. Or, nous en avons grand besoin tous.

Je t’écrirai plus longuement demain.

Nous avons trouvé une bouteille d’encre et nous en usons. Quel luxe !

 

 

 

19 novembre 1914.

 

Merci de ta bonne lettre du 13 et puisqu’il faut avouer, j’avoue.

Eh bien ! Oui ! J’ai eu une petite crise de goutte, tout d’abord vers le 29 septembre, dans la poitrine. Celle-ci n’a pas duré, mais m’avait donné un peu le trac. Puis j’en ai eu une nouvelle crise plus violente il y a une quinzaine de jours. Néanmoins, je n’ai pas interrompu mon service aux avant-postes, mais comme ici les cantines médicales sont vides, que la consigne est formelle : « Pas de malades », et que je ne voulais pas vous inquiéter, j’ai écrit au docteur pour lui demander de me faire envoyer le nécessaire ici, pour l’avenir...

Ne te tourmente pas, et sois certaine que je ne commets aucune imprudence, toute l’affection que j’ai pour toi, mes chers enfants, Mère et tous ceux que j’aime m’empêchera d’en commettre et de me risquer sottement, mais je tiens à rester à mon poste et il faudrait que je sois bien pris pour invoquer ce motif et me faire évacuer. Il me semble que je rougirais de honte si les gens me voyaient circuler bien portant à Saint-Denis et cela pour une crise de goutte qui, une fois passée, ne fait pas d’un homme un impotent. En somme les crises que j’ai, quoique très douloureuses, ne sont pas de longue durée et ne me rendent pas indisponible pour un service actif. Malgré toutes les fatigues, toutes les intempéries, je me porte admirablement bien et tu ne voudrais pas que je profite d’un malaise passager pour tirer au flan. Mon devoir m’a appelé ici, j’y resterai tant que je le pourrai et ne doute pas de faire toute la campagne.

En tout cas, soit absolument tranquille, je te prometsd’être très, très prudent et de ne jamais oublier, ceci me serait impossible, mes devoirs de père et d’époux. Sois tranquille, je connais toutes mes responsabilités.

Il est 10 heures, je t’écris dans l’abri de la tranchée à la lueur d’un bout de bougie que je tiens d’une main, couché sur le ventre, avec un sac comme pupitre. Tu vois que l’installation n’est pas très pratique, aussi l’écriture s’en ressent-elle.

Ceci ne m’empêche pas, ma chère petite femme, de te souhaiter un bon anniversaire et de t’envoyer mes meilleurs vœux de santé et de bonheur avec le ferme désir de ne plus t’en souhaiter de cette façon. Demandons au Bon Dieu de nous garder l’un à l’autre encore de longues années et de pouvoir vieillir ensemble, bien unis et bien portants. Pour le moment il nous faut du courage, beaucoup de courage, c’est au plus résistant et au plus tenace qu’appartiendra la victoire. Ne considérons donc pas que ce que nous avons fait soit suffisant et que nous avons suffisamment rempli notre devoir. Tant qu’il y aura un Allemand en France, nous ne devons pas nous tenir pour satisfaits, et nous devons lutter sans défaillance. À vous, femmes et mères, d’entretenir ces sentiments, telles que des vestales vous devez veiller à entretenir ce feu sacré et aucune de vous ne doit laisser entrevoir à son époux, à son fils, le retour au foyer sans la victoire, le repos ne sera possible qu’après l’écrasement des germains. Non seulement nous luttons pour nous, mais bien plus pour nos enfants. Une paix boiteuse, laissant l’Allemagne maîtresse de ses destinées, c’est une nouvelle guerre dans 10 ans, 15 ans. Ceci n’est donc pas possible, nous ne voulons pas revoir pareil fléau fondre sur les nôtres, nous voulons en reculer l’échéance le plus longtemps possible. Ce qu’il nous faut, c’est donc l’écrasement complet de l’Allemand, la dislocation de l’Empire et l’anéantissement de la Prusse pour cent ans. Nous ne pouvons supporter de vivre dans l’étau comme cela existe depuis 40 ans et plus particulièrement depuis 10 ans.

Ne nous causez donc pas de retour, vous ne devez pas le laisser entrevoir pour le moment et bien plus vous ne devez désirer nous revoir que si notre malheureuse France est victorieuse... C’est à entretenir les mâles vertus guerrières que vous devez travailler.

Et surtout ne vous lassez pas de prier, Notre Bon Maître seul, peut inspirer nos chefs, nous donner le courage, la ténacité, l’intrépidité nécessaires pour mettre fin à cette terrible épreuve.

Ne me parle donc pas de tous ceux qui s’esquivent et des embusqués. Le devoir est là où on est appelé, mais il faut l’accomplir jusqu’au bout et non pas profiter d’une circonstance favorable pour y échapper.

20 Novembre. - La nuit à été très froide, et ce matin tout est couvert de givre, mais c’est un beau temps et il faut espérer que cela va continuer. Comment veux-tu que je n’aille pas bien, c’est une vraie cure d’air que je fais en ce moment. Je viens de téléphoner au Commandant des avant-postes les résultats de la nuit. En rentrant, j’ai trouvé un quart de café bien chaud et un morceau de pain grillé que les hommes m’avaient préparés. Tu vois qu’ils me soignent. Du reste, hier ils me disaient « Ah ! mon adjudant, nous sommes bien heureux que vous soyez venu à notre section, ces galons-là, d’ailleurs, vous revenaient de droit. » Ils sont déjà bien gentils et je n’ai aucune peine à me faire écouter et pourtant ce qu’il y a à faire faire est quelquefois difficile à exiger.

Embrasse bien mes chers petits comme je voudrais tant le faire, de tout cœur et bien tendrement.

Mme L... est à Verdun, je viens de recevoir un mot d’elle. Ce pauvre garçon va tout, tout doucement.

Merci pour la recommandation que tu lui as faite de bien me soigner.

 

 

 

21 novembre 1914.

 

Aujourd’hui, je ne te mettrai qu’un petit mot, surtout tranquillise-toi, je me porte très bien et à l’avenir je te promets de ne plus rien te cacher, je constate une fois de plus que cela ne sert absolument à rien.

- Tu me dis de ne pas faire comme L... et de ne pas pousser trop loin, sois tranquille, mais c’est qu’il y a une rude différence entre nous deux. Je suis très alerte et très bien portant. Malgré tout je te promets que si j’étais pris sérieusement, j’irais voir le major qui, lui, déciderait.

 

 

 

24 novembre 1914.

 

Impossible de t’écrire longuement aujourd’hui comme je l’espérais. J’espère me rattraper demain. Je n’ai pas grand temps pour moi et comme je n’ai que quelques heures tous les quatre jours, j’en emploie une partie pour ma toilette, cela n’arrive pas trop souvent et parfois je me dégoûte moi-même.

Temps sec mais sain. Santé bonne, ne t’inquiète pas.

 

 

 

26 novembre 1914.

 

Je comprends que tu aies envié Mme R... lorsque tu l’as vu partir pour Verdun. Elle a de la chance de voir son mari parce qu’elle a accompagné Mme L... et parce que R... est actuelIement plus en arrière que nous. Néanmoins la vie d’une femme au milieu de tous ces soldats n’a rien d’enviable et pour toi je préfère ne pas t’y voir. Du reste avec le service que la Compagnie doit fournir, ce serait impossible.

J’ai le bonheur, en effet, de faire partie de la Compagnie de Galère, comme on l’appelle dans tout le régiment et de vivre avec un homme qui est l’être le plus désagréable, le plus injuste et le plus dur que l’on puisse rêver... Enfin, rien à dire, il faut obéir.

- J’ai distribué hier l’envoi des Dames Françaises pour la Compagnie et j’ai adressé une carte d’e remerciements à Mme H...

Ma santé est bonne et le moral est excellent, voilà le principal pour moi.

Que Dieu vous garde tous bien portant et nous réunisse le plus vite possible, voilà mon plus cher désir.

 

 

 

26 novembre 1914.

 

Merci de ta bonne lettre du 22. Ne t’inquiète pas pour le froid, je suis bien couvert et ne m’en ressens pas trop. Ma santé est très bonne et quoique piétinant dans l’eau toute la journée, je ne m’en ressens pas du tout. Hier, j’ai eu la visite du Colonel aux avant-postes. Il m’a causé gentiment et m’a demandé si j’étais content de ma nomination. Aujourd’hui j’ai eu celle du Général. Très causeur et aimable, il est navré de nous voir ainsi séjourner dans l’eau et m’a fait téléphoner au Capitaine du Génie pour qu’il prenne les mesures nécessaires pour assainir les tranchées. Malheureusement ceci est impossible dans cette plaine de Woëvre, nous nous en rendons bien compte. À part cela, rien de changé ici quoiqu’il y ait du nouveau à espérer d’ici peu.

Ce soir, nous causions entre tous les sous-officiers du désir que toutes nos femmes avaient de venir nous voir. Où nous sommes, ceci d’abord est impossible, et puis, nous étions tous du même avis. Nous trouvions la place d’une femme ici presque scandaleuse et nous appréhendions tous une nouvelle séparation. Il est déjà si dur d’être séparés des nôtres que nous trouvions inutile de venir ajouter les tristesses d’une nouvelle séparation.

Mme L... et Mme R.... sont entrées facilement à Verdun, elles ont eu de la chance. Les territoriaux arrivés d’H... sont restés en panne 12 heures dans l’Argonne et sur la voie ; les Boches bombardaient la ligne. Tu vois quels risques.

- Mon grade ne me donne que des chargee de plus, sans grand avantage. Je n’ai pas une minute à moi, mais je ne m’en plains pas. Aujourd’hui je suis resté toute la journée les pieds dans l’eau. La neige tombe abondamment en ce moment. Le coup d’œil est magnifique mais combien triste. Ceci n’est pas fait pour nous donner des idées bien gaies... Quand donc irons-nous de l’avant, toujours de l’avant. Cette vie de taupes est démoralisante. Ah ! Je pense bien à vous tous, et combien le temps me semble long... long... long... Et pourtant il faut s’armer de patience et être assez fort pour remonter les autres. C’est quelquefois ce qu’il y a de plus dur, ne pas s’appartenir.

 

 

 

30 novembre 1914.

 

Maintenant ne t’inquiète pas, Si j’étais malade j’écrirais au médecin-major B... et cela serait d’autant plus facile qu’il a changé de poste et qu’il est rattaché à la place de Verdun. Du reste, je me porte très bien et j’espère que cela continuera jusqu’à la fin de la campagne qui, malheureusement n’est pas prêt de finir. Déjà 4 mois de séparation, cest bien dur, mais malgré tout comme le temps passe. Il nous faut du courage et de la patience.

 

 

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