1er Février 1915.
Je t’écris d’un abri de tranchée que je fais réparer. Il neige à gros flocons et la campagne est magnifique. Parti à 5 heures ce matin, j’ai conduit ma compagnie aux travaux. Cette marche dans la nuit, sur un tapis de neige de 0 m. 30 d’épaisseur, la traversée du bois si beau, si calme dans sa parure blanche, le silence qu’observent tous ces hommes et que le seul bruit des baïonnettes vient troubler, tout cela formait un ensemble imposant que je ne saurais décrire. Il est 10 heures et le jour a bien du mal à paraître. Le ciel est gris, tant il est chargé de neige, et si bas, si bas, qu’il fait corps avec la terre. Je compte t’écrire demain longuement, aujourd’hui je suis ici pour toute la journée et il fait trop froid pour que je puisse le faire.
2 Février 1915.
Aujourd’hui, je suis de jour et j’espère bien pouvoir trouver le temps de causer un peu avec toi. C’est que, vois-tu, on nous en laisse bien peu à notre disposition, l’on nous mène comme des bleus et certes beaucoup plus durement que dans bien des régiments d’active. Comme repos, nous commençons à 5 heures du matin et ne finissons qu’à 5 h. ½ du soir, travaux, école de section, de compagnie, de bataillon, et à quelques kilomètres des Boches, nous constituons de nouveaux cadres, élèves caporaux, élèves sous-officiers ; à quarante ans, c’est tout de même un peu dur. L’effort quotidiennement fourni depuis 6 mois est pénible et harassant. Beaucoup de nos hommes se fatiguent et se lassent et nous avons souvent fort à faire pour leur remonter le moral, d’autant plus que les lettres des leurs sentent davantage l’ennui et donnent l’impression de la lassitude. C’est là d’où dépend tout l’avenir de notre pauvre France. Oh ! Vous tous qui êtes là-bas, remontez, soutenez toutes les bonnes volontés défaillantes, réprimez les démoralisateurs. Gardez-vous bien de murmurer et de dénigrer, l’esprit français est enclin à ces défauts. Nous savons tous maintenant que l’ennemi était prêt à l’attaque et nous, nous ne l’étions pas, même à la défense. Estimons-nous donc heureux d’en être où nous en sommes. Nous expions la folie du régime, l’aveuglement des sectaires et l’apathie d’un tas de braves gens qui gémissaient au coin du feu sans se soucier de réagir. Il faut que nous payions tout cela avec bien d’autres fautes que Dieu seul connaît et dont nous avons le soupçon. Cette guerre, pour ne pas manquer son but, doit laisser apparaître l’action divine. Nous ne méritions pas humainement ni le salut, ni la victoire, mais nos intercesseurs de là-haut, nos saints, nos saintes, Louis IX, Geneviève, Jeanne-d’Arc, ici-bas tant de pieuses âmes ignorées obtiendront notre pardon. Tant de sacrifices noblement consentis ne peuvent être inutiles. Armons- nous donc de courage, de patience, de ténacité et demandons à Dieu la force d’âme qui nous est nécessaire. - Reçu ta bonne lettre du 29 et ta carte du 29. Ah ! Les chères missives. Tu me parles du froid et du clair de lune dans la nuit du 28 au 29. à 5 heures j’en appréciais la beauté, moi aussi et je t’en ai causé, me traînant sur le ventre parmi la terre gelée et la neige. Ah ! Ce ciel immense qui nous domine tous et vers lequel nous élevons nos âmes pleines d’amour. 12 heures. - Je viens de causer avec le lieutenant, il est triste, il vient d’apprendre la mort d’un ami et moi-même, je viens d’aller faire une prière sur la tombe du sergent dont je t’ai annoncé dernèrement la blessure. Ce pauvre garçon à eu le bois de son fusil et la plaque de couche traversés, la balle abimée lui est entrée par l’épaule et lui a perforé le poumon. Ce pauvre diable vient de mourir, il laisse cinq enfants et le sixième est en route. Quel affreux malheur pour les siens, je viens d’aller sur sa tombe, comme ils sont nombreux déjà ici et dire que sous ces tertres, serrés les uns contre les autres, il y a là de pauvres corps que des familles entières pleurent. O Jésus, très miséricordieux, ayez pitié de toutes ces veuves, de tous ces orphelins, et venez-leur en aide. Tout ce sang si jeune, si généreux, ne peut être versé inutilement, ayez pitié de notre pauvre France, rendez-lui sa foi du passé et donnez-lui la paix, afin que nous nous consacrions davantage à vous. ...Ne m’envoie pas de chaussons tricotés, je n’ai pas froid avec les bonnes chaussures que j’ai et puis, il faut donner l’exemple et ne pas être plus douillettement vêtus que ceux que nous commandons. Que de fois il m’arrive de me couvrir moins afin de ne pas entendre dire que les gradés sont mieux couverts que les hommes ! …- Mme G... a parfaitement raison. Sa lettre est toute réconfortante. Pour ma part, je m’abandonne tout entier à Notre Bon Maître. Je ne récrimine plus, je ne forme plus aucun projet, j’ai confiance et j’attends. Que la volonté de Dieu soit faite ! - Pour le loyer de Chaponval, paie-le. ...Pauvre Chaponval. Ne crois-tu pas qu’après toutes ces misères nous puissions y être heureux ? Être réunis, ne penses-tu pas que ce soit tout le bonheur auquel nous puissions prétendre ici-bas ? Ah ! Ce petit jardin qui me paraît si grand quand je vous y vois tous et tant mon amour pour vous est grand. La petite chapelle où nous allions entendre la Sainte-Messe, celle des Carmélites de Pontoise où après 25 ans, je refaisais connaissance avec mon Bon Maître, et où je m’abandonnais à Lui entièrement. La fenêtre de la petite chambre sur le jardin où nous avons causé de cœur à cœur et où, pour la première fois je t’avouais mon acheminement vers la vérité. Reverrons-nous tout cela ? Aurais-je cette joie, ce bonheur de vous sentir, de vous voir tous autour de moi ? Oui, je l’espère, et quelles actions de grâces nous pourrons rendre à Dieu. - Toutes les bonnes paroles des petiots à mon égard me font plaisir, mais me déchirent le cœur. Je suis heureux qu’ils pensent à moi, je les aime tant, tant, tant. Oui, quand aurais-je le bonheur de grimper avec eux l’escalier du 87. Quel bonheur indéfinissable ! Il me semble qu’après toutes ces misères, nous recommencerons une autre vie. - Tu devrais faire continuer le piano à Madeleine. Il est navrant d’avoir dépensé ce que nous avons dépensé pour arrêter maintenant. Le piano fait partie de ses études, aurais-tu l’idée de l’empêcher d’apprendre à écrire, à compter ? Il faut absolument prendre une décision à ce sujet. - De même, chez l’encadreur, il y a un tableau dont j’ai donné le cadre à réparer. Il faut le faire placer dans le salon. Depuis longtemps je voulais t’en causer, j’y tiens absolument... .Ah ! Folie, l’aimais-je assez mon pauvre intérieur... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ci-joint quelques feuilles de lierre ramassées sur le bord de la tranchée hier. Donnes-en une à Louise qui n’en a pas encore eu.
4 Février 1915.
Reçu tes bonnes lettres du 30 janvier et du 1er février qui viennent comme toutes les précédentes, apporter un peu de calme à mon pauvre cœur. …Tout ce que vous me dites, toi et Mère, de mes chers Petiots, me fait le plus grand plaisir. Ma Madeleine, mon Jean, comme je les aime, que d’espoirs, que d’affections sur ces deux petites têtes. L’ennui, lorsque je pense à eux, prend une acuité atroce et, effet bizarre, surtout quand je pense à Jean. Ma Madeleine chérie, je l’ai vue grandir, j’en ai tant profité, que de bons moments j’ai passé avec elle, près d’elle, mais mon Jean, mon petit Jean, ce sont les meilleurs moments dont je suis privé. Son petit esprit s’éveille, il grandit, fait des progrès, le voilà garçonnet, et de tout cela, je ne suis pas témoin. Ah ! Ma pauvre petite femme, comme cette atroce guerre m’aura fait souffrir, moi qui vous aime tous tant. Nous sommes privés des meilleurs moments, mais espérons que Dieu nous en réserve d’autres ici bas prions-Le pour qu’Il nous garde l’un à l’autre, ce serait trop terrible. Ici, parfois, l’on à la hantise de la mort, et c’est alors que vos bonnes missives apportent leur baume réparateur. Elles nous redonnent le courage et l’espérance, nous rappellent l’affection, l’amitié qui nous unissent à tous, puis, élevant nos âmes vers Dieu, nous puisons dans la prière cette confiance dans le retour dont nous avons tant besoin. Et toi aussi, ma bonne Suzanne, tu trouves le temps long et as besoin de bonnes -paroles, combien je le comprends, mais tu as le bonheur tout au moins d’avoir nos tout-petits, et c’est là une bien douce consolation. Pour moi, je n’ai d’autre bonne compagnie que mes souvenirs et je me sens souvent si seul, si seul. Enfin prions, prions, le Bon Dieu ne nous abandonnera pas.
6 Février 1915.
Un tout petit mot afin que tu aies de suite une réponse à ta lettre du 3. Allons, f-ais comme tu l’entendras, prends ta garde de nuit à l’ambulance, tu travailleras ainsi à ta manière pour la France en soulageant les souffrances et les misères de nos pauvres blessés. Mais surtout ne te fatigue pas trop, tu te dois avant tout aux petiots.
6 Février 1915.
Je commence ma lettre ce soir, car demain, je tiens à assister à la messe et en dehors de ce moment, je n’aurai pas grand instant de liberté. J’ai reçu ta bonne lettre du 3 et y ai répondu de suite par une carte au sujet de la demande que tu as faite pour passer la nuit dans les gares. J’espère que cette réponse t’aura donné toute satisfaction, mais surtout que les enfants n’en souffrent pas et que toi-même, tu ne te fatigues pas trop. Tu as déjà fort à faire avec la maison et tu as là un grand devoir à remplir. Tâche de tout concilier mais que ce ne soit pas au détriment de ta santé. - Je vais te raconter une petite histoire, arrivée dernièrement à notre général. Elle t’amusera car nous-même, nous en avons bien ri. C’était à B... Le général avait la colique comme nombre d’entre nous. Il file aux cabinets de la maison communale et entre dans le premier compartiment libre. Malheureusement la clientèle est nombreuse et l’on y fait la queue. Le suivant s’impatiente et ignorant le nom du déteneur de la place, l’invective. Eh ! Dépêche-toi, s... Faut-il que tu en aies une colique. Allez, dépêche... Pas de réponse. Coups de pieds, coups de poings dans la porte. La porte s’ouvre, stupéfaction de l’homme. Prenez la place, mon ami. – Ah ! Pardon, mon lieutenant. Morale : Le général se plaît à raconter cette petite histoire et dit : « Savez-vous ce qui m’a fait le plus de plaisir c’est qu’il m’ait prit pour un lieutenant. Le Général paraît en effet assez jeune, étant encore très alerte.
7 Février 1915.
Ce matin, j’ai été à la messe de 5 heures et ai eu le bonheur de communier. Avec quelle ferveur je me suis abandonné à notre Bon Maître et combien j’ai prié pour toi, ma Bonne Grande, mon petit Jean, ma Madelon chérie, tous ceux que j’aime tant, et pour notre pauvre France. Et ce n’était plus ici que j’étais, mais à St-Denys-de-l’Estrée auprès du Tabernacle, suppliant Celui qui s’y tient caché, de protéger tous les chers miens, les soldats qui combattent et de donner la vie éternelle à ceux qui meurent. Et cet après-midi, je retremperai mon courage en disant un bon chapelet. Quel réconfortant souverain !
8 Février 1915.
Reçu ta carte du 4. Je vois que tu as passé ta première nuit à l’ambulance et que tu es heureuse d’avoir rempli ton devoir. Je ne saurais t’en empêcher, mais malgré tout, ne te fatigue pas trop, tu as la maison à diriger et les enfants sont là, auxquels tu te dois avant tout. Sois donc raisonnable et ménage-toi, si ce n’est pour toi que ce soit au moins pour les autres. Que deviendrais-je s’il fallait que je te sente malade ? Nous comptons repartir prochainement pour les avant-postes et n’en sommes pas fâchés.
10 Février 1915.
Comme tu as pu le voir par l’entête de ma lettre, je suis promu sous-lieutenant. Le Commandant en arrivant hier soir à la popote, m’a appris ma nomination qui date du 2 février, m’a adressé ses félicitations en termes fort aimables, mais m’a dit tous ses regrets de me voir quitter le 15ème Territorial. Je suis en effet affecté au 362ème régiment d’infanterie et je pars demain. Où, je ne le sais pas encore ? En tous cas je te le ferai savoir ; ce régiment doit faire partie de la 3ème armée et très probablement de la défense mobile de la place. Surtout, ma bonne Suzanne, sois courageuse et forte et souviens-toi qu’avant d’être épouse tu dois être Française. Pour moi, je n’ai rien sollicité, rien demandé, mais je n’ai qu’à obéir. Mon seul regret est de me séparer et de mes hommes, et des bons camarades que je laisse au 15ème, tout le monde, soldats, caporaux, sergents, officiers, est navré. Le lieutenant B... qui tenait tant à ma nomination est tellement affecté de mon départ qu’il n’en a pas dormi cette nuit. Moi-même, je n’ai pas beaucoup reposé. Enfin, ayons confiance, acceptons cette épreuve comme toutes les autres, courageusement, prions et demandons à Notre Bon Maître et à sa Très Bonne-Mère, leur protection. Quant à moi, je te promets de ne faire que ce qui me sera commandé, mais avec tout le courage que Dieu voudra bien me donner et afin d’obéir à ses seuls desseins. Tu me dis que Madeleine grandit, forcit. Quand donc, Ô ! Mon Dieu, reverrai-je tous ceux que j’aime tant. Quelle guerre et quelle école de souffrance et de sacrifice ! Comme mon Jean, je dirai : c’est terrible. J’ai pu me faire photographier et voulais vous réserver à tous cette surprise. Comme je vais partir, c’est le lieutenant B... qui se chargera de les faire parvenir. Allons, du courage, et prions. …Ne t’inquiète pas trop surtout, peu importe que je sois là, ici ou ailleurs.
13 Février 1915.
Me voilà à mon nouveau poste, il est dans un secteur plus mouvementé, Bois des Caures. Néanmoins, ne t’inquiète pas, je t’écrirai demain plus longuement. Je suis en parfaite santé et toujours plein d’ardeur, mais combien je regrette les amis, les camarades et les hommes du 15ème. Je me trouve ici avec des hommes du recrutement de Brive. Ce pauvre 362ème a beaucoup souffert et à du être renforcé par des territoriaux. J’ai dans mon peloton un nommé C..., coiffeur à Terrasson, ainsi qu’un nommé D... chez M. C... à la Villedière, dis-le à Louise, cela m’a permis de causer de Pierre et de la Dordogne. Je remercie Notre Bon Maître de toute l’ardeur et de toute l’endurance qu’il me donne. Mais unissons-nous plus que jamais pour prier.
Ma lettre t’annonçant mon départ du 15ème a du bien te surprendre, néanmoins il fallait s’y attendre et depuis longtemps je te le faisais pressentir. Ai-je besoin de te dire combien j’ai souffert de ce départ, moi qui m’étais tant attaché à tous. Du reste cela m’était bien-rendu par tous, comme tu pourras en juger par les adieux qui m’ont été faits. Jeudi matin, le lieutenant B... réunit toute la compagnie poux les adieux. J’étais très émotionné et j’étouffais, ma gorge était si serrée que j’eus bien de la peine à répondre quelques mots aux adieux qui m’avaient été faits. Le lieutenant B... n’avait pu causer et le fourrier d’abord très crâne avait du se faire remplacer par un sergent. Dans bien des yeux je voyais des larmes et dans tous je sentais un bon regard d’attachement et de dévouement. Puis les 250 hommes de la compagnie passèrent devant moi et me serrèrent la main, c’etait bien dur, bien dur. Mais que de bons serrements de main et que de sentiments se dégageaient de tous. L’après-midi, il me fallut aller à la place pour savoir où était le 362ème. Le lieutenant B... et W... m’accompagnèrent et se firent photographier avec moi. Le soir, grand repas d’adieux des officiers, visite au colonel qui fut très gentil mais ne fut pas très adroit, je te dirai cela après la guerre. En rentrant après dans ma chambre, j’y trouvai trois sergents, le fourrier et le caporal P... (un bon camarade) qui venaient me demander de communier avec eux le lendemain matin avant mon départ. « C’est la meilleure preuve d’amitié que nous pouvons te donner, nous voulons communier à ton intention. Ai-je besoin de te dire combien je fus sensible à cette délicate pensée et tout le plaisir que cela me fit. Le lundi matin à 5 heures, nous entendîmes la messe et nous communiâmes. C’était la fête anniversaire de la première apparition de la Vierge à Lourdes. Le lieutenant P... et plusieurs camarades y assistèrent. C’était encore, je t’assure, bien émotionnant que cette messe dans une petite chambre mais combien cela était réconfortant et me donnait courage. A 9 heures, je quittais tout mon monde, le Commandant me fit conduire jusqu’aux premières lignes en voiture, tous les sous-officiers me firent promettre de leur envoyer ma photographie, quelques-uns d’entre eux me donnèrent un souvenir, le lieutenant P... un calot tout neuf, d’autres un litre de Martel 3 étoiles, des cigares, des cigarettes. Enfin tous s’ingéniaient à me faire plaisir et je te dis tout cela pour te prouver combien chacun à été gentil. P... et F... (le fourrier, un garçon plein de cœur qui pleurait comme un enfant) m’accompagnèrent. Nous avons déjeuné à Verdun, puis en route pour les premières lignes. À 1 kilomètre de celles-ci, premier incident, l’avant-train de la voiture casse, je reçois trois coups de pied de cheval sans importance. J’allai à l’État-Major de la division et fis mes adieux aux camarades. J’oubliais de te dire qu’avant de quitter Verdun, ils voulurent eux aussi se faire photographier avec moi. J’avais encore 10 kilomètres à faire à pied et dans un pays què je ne connaissais pas et à la nuit. Près des lignes ennemies c’était charmant et rassurant, d’autant plus que nous nous battions ferme de ce côté. Je finis malgré tout par découvrir la ferme (en plein champ) où était établi le colonel. Celui-ci me reçut aimablement, me fit dîner avec lui et m’envoya coucher à la cave. Quelle nuit ! Je ne pus dormir, je me livrai à tous mes souvenirs et la passai à prier. Le lendemain matin, le colonel me fit conduire aux avant-postes, à ma compagnie. Quelle différence avec le secteur que nous occupions ! Ici, nous sommes dans un bois, rempli de fourrés impénétrables. Nos tranchées sont à 12 mètres des tranchées allemandes et nous ne nous voyons pas. Nos sentinelles, nos postes d’écoute sont à 6 mètres de ceux des Boches. Ici, il ne faut pas songer dormir, pendant les 4 jours que l’on occupe ce poste, les hommes travaillent jour et nuit à 4 pattes dans l’eau, dans la boue. Ils sont admirables d’énergie et de courage, mais sont harassés, fourbus, transis de froid. Quant aux gradés, c’est une tension d’esprit inouïe et je comprends qu’on ne puisse rester là plus de 4 jours. Nous avons été relevés ce matin et je me faisais l’effet des vaches bien crottées de Corrèze. Nous prenons le repos à la ferme dont il est question plus haut et restons’ durant 4 jours à la cave à cause du bombardement toujours à craindre. C’est de là que je t’écris, à la lueur d’une bougie. Le régiment fait ce manège depuis 2 mois et ne pourra continuer longtemps, les hommes sont à bout. Ne te tourmente pas, pour ma part je suis toujours plein de courage et de confiance. Notre Bon Maître nous fait acheter notre bonheur plus cher mais combien nous l’apprécierons davantage. Le vaguemestre va partir, je termine donc ma lettre plus tôt que je ne voudrais. À demain. ...Plus que jamais, unissons-nous par la prière.
15 Février 1915.
C’est du fond de ma cave que je t’envoie toutes mes pensées, tout mon cœur, tous mes baisers. Je suis en parfaite santé et la bonne nuit que je viens de passer m’a remis tout à fait d’aplomb. La fatigue, tant physique que morale a complètement disparue. Nous sommes à l’abri, si tu savais comme on apprécie cela. Nous ne pataugeons plus dans ce cloaque et malgré l’obscurité, notre cave nous semble fort confortable. En lisant le communiqué de 3 heures du Petit Parisien du 15, tu verras le bois où nous tenons les avant-postes. Il en est parlé, il s’agit de l’attaque qui avait lieu le soir de mon arrivée. Surtout, ne t’inquiète pas, il n’y à qu’à obéir et garder confiance. La miséricorde de Notre-Seigneur est infinie et je suis persuadé qu’en ne déméritant pas Il aura pitié de nos souffrances. Dans ta lettre du 8 que je viens de recevoir, tu me demandes encore à venir ici. Combien je te sais gré de tant d’attachement, ici plus qu’avant, c’est absolument impossible.
16 Février 1915:
Voilà qui va te donner confiance. Notre Bon Maître ne m’abandonne pas. Il y a ici un prêtre infirmier et ce matin j’ai pu assister à la Sainte-Messe à 6 heures. L’autel était installé dans une ancienne écurie. Cette chapelle improvisée était si modeste que je m’y suis senti attiré par son aspect hospitalier. Elle évoquait en mon âme le souvenir de la pauvre étable de Bethléem. La toiture en est en partie démolie par les obus. Là, je me suis senti plus près de toi, de vous tous, j’ai entendu la Sainte-Messe et j’ai eu le bonheur de communier, demandant à Notre Bon Maître, qu’Il m’accorde sa grâce afin de lutter doublement et de pouvoir supporter vaillamment les fatigues, les privations, même les souffrances inhérentes à cette guerre. Demain matin, j’y retournerai et partirai jeudi aux avant-postes, plus courageux, mieux inspiré. Ne t’inquiète pas je suis en parfaite santé. Je pense bien à vous tous et de ma cave ma pensée parcourt l’espace qui nous sépare. Je suis près de toi, près de mes petiots plus que jamais.
17 Février 1915.
Tes lettres des 9 et 11 me parviennent ici au 362ème, ce sont les premières que je reçois. Ai-je besoin de te dire tout le plaisir qu’elles me font. - Continue tes visites à l’ambulance et fais du bien autant que tu le pourras. Tu as parfaitement raison au sujet du malheureux qui est mort de rhumatismes. Mourir d’une balle, d’un obus ou d’un rhumatisme, c’est toujours la mort et elle ne vient que lorsque Dieu le permet et vous appelle à Lui... Ne t’inquiète pas pour moi et ayons confiance. Quant à moi il faut bien t’avouer que quoique résigné il m’arrive d’avoir de profonds moments de découragement. Le Bon Dieu ne m’en voudra pas, je me suis tant attaché aux affections qu’Il m’a données. - Quant au temps qu’il fait, ne t’inquiète pas, je suis bien couvert et depuis 4 mois que j’ai les pieds dans l’eau, dans la boue, je ne souffre pour ainsi dire pas de rhumatismes. - Je suis content de savoir que Madeleine à repris ses leçons de piano. Pauvre Madelon, quand l’entendrai-je ? Il me semble que nous ne verrons jamais la fin de toutes ces souffrances et que cette guerre est interminable. Ces Allemands ont créé une guerre atroce, et si tu savais combien il est difficile d’avancer. Pour gagner 20 mètres il faut sacrifier tant d’existences. Vous ne pouvez vous rendre compte de ce qu’est cette guerre ; malgré toute la vaillance de nos soldats, nous n’arriverons à un résultat, qu’avec l’intervention divine. Ah ! Ne nous lassons pas de prier, faisons amende honorable de toutes nos fautes car Dieu seul peut sauver et protéger notre chère France. Ce n’est plus une guerre, c’est une chasse aux lapins et gare à celui qui sort du terrier sans voir l’adversaire. Ce matin je suis retourné à la messe et ai communié avant le départ pour les petits-postes. Demain à 5 heures nous les reprendrons, mais combien je me sens plus fort et moins seul. ...Depuis ce matin cela tonne sans intermittence sur notre gauche dans l’A... Il est 5 heures et depuis 12 heures cela n’a pas arrêté une seconde, c’est un roulement sans fin. Que se passe-t-il ? On prétend que les nouvelles sont bonnes. Puisse-t-il en être ainsi car que de malheureuses existences sacrifiées. Ah ! Nous payons cher notre imprévoyance et nos fautes.
18 Février 1915.
J’ai repris les avant-postes ce matin, tout va bien. Je me fais petit à petit à ce changement. La Compagnie est excellente. Les hommes, quoique fatigués, sont merveilleux d’entrain et d’endurance. Ils appartiennent en partie aux départements du Nord et du Pas-de-Calais et sont mineurs pour la plupart. Ce sont de rudes soldats et je ne doute pas que l’on puisse compter sur eux.
19 Février 1915.
...Ne t’inquiète pas, tout va bien et je suis en excellente santé quoique le temps soit bien mauvais. Je pense bien à vous et dans les moments d’accalmie, ma pensée ne cesse d’être près de toi, de mes chers Petiots, de Mère et de tous. Mais comme toujours les nuits paraissent horriblement longues.
20 Février 1915.
Comme le temps passe, ma pauvre Suzanne, et dire que ce 9ème anniversaire de notre mariage se passera sans que nous ayons le bonheur d’être réunis. Puisse le Bon Dieu nous garder pour fêter le 10ème et les suivants.
21 Février 1915.
Merci de ta bonne lettre du 17, Si tu savais tout le plaisir qu’elles me font. La nuit s’est bien passée malgré 4 alertes. Ici il ne faut pas songer dormir de 4 nuits. C’est un service harassant et combien énervant, il faut avoir bon moral pour y résister. Enfin, comme toi, je dis « ayons confiance » et fais ton devoir sans faillir. Malgré tout il y a des moments où l’on finit par douter de soi, mais c’est alors qu’une bonne prière, un bon chapelet vous redonnent courage et confiance. Nous sommes si peu de choses ici-bas.
21 Février 1915.
Nous venons de quitter les avant-postes et sommes en réserve pour 4 jours. Si tu savais le soulagement que j’éprouve et que nous sentons tous. Nous respirons à moitié, c’est quelque chose, car il faut toujours craindre d’être appelé en soutien. J’ai -reçu seulement hier la première lettre que tu m’as écrite, après celle où je t’annonçais ma nomination. Tu me dis : « Pourquoi avoir accepté d’être officier ? » Ma pauvre grande, comme je te l’ai dit, Cet honneur je ne l’ai pas cherché. Mais nous ne nous appartenons pas et j’estime que sans rechercher, nous ne devons pas refuser. Nous n’avons plus de cadres ou si peu. Qu’adviendrait-il si chacun se récusait ? La France à besoin que tous ses enfants se donnent entièrement et c’est à ce prix seulement que nous arriverons à vaincre. Du reste, qu’on veuille ou ne veuille pas, qu’importe ? J’ai été nommé ici avec, trois camarades qui avaient refusé de vive voix et par lettre au colonel à quoi cela a-t-il servi ? Lorsqu’ils ont été nommés ils ont dû obéir et ont rejoint leur corps tout comme moi. Du reste, je te l’ai dit maintes et maintes fois. En tout ceci je me laisserai guider par les événements et ne ferai rien pour ou contre. Je me livre entièrement à Notre Bon Maître qui, mieux que moi, sait ce qui m’est nécessaire. Ayons confiance, ma pauvre et bonne Suzanne, si tu savais comme la mort vient souvent trouver celui qui est est le moins exposé. Ici, nous avons une existence toute spéciale et qui restera la caractéristique de cette guerre. Avec des armes qui portent à 2.000 mètres et davantage l’on s’approche à quelques mètres, l’on fait des terriers et c’est à qui ne se montrera pas tout en cherchant à gagner quelque longueur sur l’autre. - Tu me parles des lettres de B... et des sous-officiers du 15ème que je t’ai adressées. Ce ne sont pas des lettres, c’est ce qu’ils m’ont lu devant la Compagnie. J’ai reçu de B... deux gentilles lettres, que je joindrai au prochain envoi que je te ferai. Ils m’ont tous laissé un bien bon souvenir, et ma pensée est souvent près d’eux, mais je n’ai pas à me plaindre ici, les hommes ont un moral excellent et sont admirables... si tu nous avais vus revenir ce matin... Je te joins 4 photos qui ont été prises par le lieutenant W..., au 15ème. Quoique petites j’espère qu’elles te feront plaisir. Le lieutenant B... me les a adressées hier et je m’empresse de les joindre à ma lettre. - Tu me dis que le jour où tu as reçu ma lettre, tu avais comme le pressentiment de recevoir une mauvaise nouvelle. Eh bien ! Il en était ainsi pour moi ; le mercredi 9 en rentrant du travail, je fis part à P... de la mauvaise journée que j’avais passée, je m’étais ennuyé affreusement et je lui disais mon appréhension d’apprendre quelques nouvelles désagréables. Après la guerre il pourra t’en causer. Il me remontait quand le fourrier vint m’apprendre officieusement ma nomination au 362ème. P... ne voulait pas le croire, mais au son de sa voix pleine de larmes, je ne m’étais pas trompé sur la véracité de son dire. Pauvre F... ! Quel garçon plein de cœur !
23 Février 1915.
J’ai reçu ton envoi, merci ma Bonne Grande, ce colis sera le bienvenu, surtout lorsque nous retournerons aux tranchées, mais ne m’en envoie plus avant que je te le dise. L’on ne mange guère pour le plaisir de manger, l’on mange pour ne pas mourir de faim. Ne faisons-nous pas actuellement tout comme les religieux, vœux de pénitence, pauvreté, chasteté. Ah ! Ma pauvre Suzanne, quand finira donc cette longue séparation, quand nous reverrons-nous ? Quand, où et dans quel état ? Certes, j’ai toute confiance, mais il y à des heures de profond ennui et lassitude. Comment n’en serait-il pas ainsi ? Embrasse mes bons Petiots desquels je m’ennuie affreusement.
24 Février 1915.
…- Je m’ennuie atrocement ma pauvre Petite, cette séparation avec tous ses aléas, est épouvantablement longue. Néanmoins, il faut avoir du courage, grande confiance et prier Notre Bon Maître toujours davantage. …Quelle existence mon Dieu et combien nous aurons souffert ! Je crois que de tout notre entourage, nous sommes ceux auxquels cette malheureuse guerre aura fait couler le plus de larmes. Que les heures, que les jours me paraissent longs et les nuits, quand je suis aux avant-postes ou lorsque je suis au repos et que j’ai le malheur de m’éveiller. Je ne sais comment ma pauvre tête peut y tenir et je me demande parfois comment il est possible de résister à tant de tourments et d’inquiétudes. Il est impossible à. mon avis que ce fléau dure encore longtemps, la résistance des hommes a une limite et je crois que nous sommes au bout, à ceux qui n’ont pas encore marché de venir nous remplacer. …Ces sept mois sont un siècle pour moi.
25 Février 1915.
Reçu ta bonne lettre du 22, ne te tourmente pas à l’avance, je ne crois pas que l’on nous empêche d’écrire au moment de l’offensive, mais il se pourrait que les lettres aient beaucoup de retard. Il faudra être très raisonnable et attendre, la prière t’aidera à supporter ce nouveau sacrifice. …Remercie Jean de sa bonne intention pour les bonbons, papa lui écrira et a été très sensible à l’élan de son petit cœur. Pauvre petit. …Allons, ma chère Suzanne, sois bien courageuse, tu l’as toujours été du reste et demandons au Bon Dieu la fin de cette longue séparation et de nombreuses années d’union afin de nous consacrer entièrement à Lui.
26 Février 1915.
J’attendais une bonne lettre hier, mais elle à fait défaut au courrier. Fort heureusement j’y ai trouvé deux bonnes lettres du 15, de P... et G... (au nom des hommes), je te les enverrai d’ici quelques jours, lorsque j’aurai pu y répondre. Tu verras combien elles sont gentilles. Ici je me fais à ma nouvelle existence et j’espère y trouver les mêmes satisfactions qu’au 15ème, néanmoins cela m’est toujours pénible lorsque je songe aux bonnes amitiés laissées là-bas. Je suis en bonne santé, ne t’inquiète pas. Hier soir dîner de gala offert par les sous-officiers de la Compagnie en l’honneur de notre arrivée. Je t’en enverrai le menu, chansons, etc... et cette nuit départ à 3 heures.
27 Février 1915.
Je suis en parfaite santé, quoique un peu fatigué, mais tout va pour le mieux. Ne t’inquiète pas et gardons confiance. Je pense à toi, à mes chers Petiots toujours davantage. Puisse Notre Bon Maître, nous réunir bientôt. J’espére que mes photos te parviendront sans trop de retard. Comme tu le verras, j’ai bien supporté la campagne, néanmoins il faut tenir compte que je suis très couvert et que ma vareuse est doublée d’un gros molleton.
28 Février 1915.
J’ai reçu ta bonne lettre du 24, certes je suis toujours heureux de les recevoir, mais ici plus qu’ailleurs, car la vie y est bien dure et bien triste. Tu me dis de ne pas me décourager, que le Bon Dieu nous protege. Si je ne faisais tous mes efforts pour mériter la protection du Bon Maître, et si je n’y croyais pas, que deviendrais-je ? Quant au courage, le Bon Dieu m’en a donné une bonne part et je ne saurais trop Lui on rendre grâce, car il en faut une grande mesure. Comme tu vois, je fais l’impossible pour ne pas vous laisser sans nouvelles et pourtant ce n’est pas toujours chose facile. Cette période de quatre jours est excessivement dure et harrassante moralement et physiquement. Certes, bien des jeunes n’auront pas payé leurs dettes comme je le fais et ce n’est pas fini. Mais tous ces sacrifices, peines et fatigues, ne sont rien si c’est là le prix du retour et de notre bonheur. Que ne souffrirais-je pas pour avoir la joie de vous revoir tous, toi, ma bonne grande, mes Petiots, mes chers Petiots, ma bonne Mère, sœurs, frères, neveux, toutes ces affections que le Bon Dieu m’a données et a bénies. Sept mois de séparation et quelles affreuses heures ! Heureusement que nous ne connaissons pas l’avenir, s’il avait fallu prévoir cela au mois d’août, il me semble que le courage m’aurait manqué. Je me porte très bien, et pourtant quel régime. Depuis la vue consolatrice du Crucifix à Laon, la protection divine ne m’a pas fait défaut. Puisse-t-il en être ainsi toujours pour vous tous et pour moi.
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