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 d'un soldat (A.J.)
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Correspondance d'un soldat (A.J.) : Sommaire Préface 08
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Après la mort
Photographies (A.J.) : Alexandre JACQUEAU Portraits de soldats Le front Le combat Les destructions  

 

 

 

1er Mars, 8ème mois de guerre.

 

Je suis heureux que les petites photographies prises par W... t’aient fait plaisir. Celles que je t’ai adressées depuis te seront encore plus agréables.

Si L... a pu venir déjeuner, il à dû vous raconter un peu notre vie de tranchée, mais parti depuis le 6 novembre, il n’en a connu que la belle partie, tant au point de vue de la saison que de la période d’accalmie. Si l’on peut dire ainsi, c’était le bon temps.

Ne te tourmente pas, le Sacré-Cœur et la Bonne Vierge me protègent sûrement et chaque jour j’en ai la preuve évidente. Vos bonnes et ardentes prières et l’acceptation de toutes ces souffrances, ne peuvent que toucher le cœur du Divin Maître. Ayons donc confiance.

Qu’ont dit les enfants en voyant les photographies de Papa ?

 

 

 

 

2 Mars 1915.

 

Je voulais t’écrire plus longuement aujourd’hui, mais après 4 jours éreintants, exténuants, j’éprouve un grand besoin de m’étendre, et pourtant le grabat n’est pas très tentant.

Je le ferai donc demain et te donnerai quelques détails sur notre vie de tranchée à proximité des Boches. C’est une existence bien bizarre et qui, à côté de ses dangers a des incidents amusants et macabres tout à. la fois.

Ne te tourmente pas, je suis en parfaite santé. Le moral reste bon mais c’est une grâce que le Bon Dieu me donne.

…Embrasse bien mon petit Jean et ma Madelon dont je m’ennuie atrocement. Qu’ils prient bien pour leur petit Père qui désire tant les revoir.

 

 

 

3 Mars 1915.

 

Voilà la longue lettre promise hier, j’espère que rien ne viendra me déranger et que je pourrai te compter un peu mon existence ici.

Comme j-e te l’ai dit, nous occupons un bois, dans le genre de la forêt de Saint-Martin, dans un taillis le plus épais. L’on ne peut voir à plus de 5 ou 6 mètres. Toutes les têtes des grands arbres sont coupées par les obus, les troncs sont déchiquetés, mais le passage des balles a coupé le taillis et fait comme des allées. Deux lignes de tranchées renforcées et parallèles. Les Boches occupent la crête, nous occupons la seconde ligne à une distance qui varie de 200 mètres à 10 mètres, suivant le secteur et la nature du terrain. Dans le secteur que ma compagnie occupe, les tranchées les plus éloignées sont à 100 mètres, les plus proches à 12 mètres environ et nos sentinelles les plus rapprochées sont à 6 mètres au plus de celles de l’ennemi. Si près les unes des autres, tu pourrais croire que l’on se voit. Eh bien ! Non, c’est tout le contraire, nous ne nous voyons pas, nous vivons derrière nos tranchées et dans des boyaux d’acheminement dont nous ne sortons jamais la tête. Les sentinelles veillent derrière des pare-balles ou derrière des boucliers dans lesquels une fente de 0.10x10 mm. de largeur leur permet de voir sans risquer d’être atteints par les balles. Nous vivons donc accroupis derrière nos buttes de terre, nos sacs de sable, les pieds dans l’eau. Néanmoins sans nous voir nous finissons par nous connaître, il ne peut en être autrement ; dans notre secteur il y a une tranchée que nous occupons les uns et les autres. Derrière un pare-éclats il y a la sentinelle allemande, derrière le pare-éclats suivant la sentinelle française. Il arrive donc que celles-ci finissent par se connaître et les dialogues suivants ont lieu :

- Bonchour Franssousse, en ne répondant pas Oh ! Malhonnête.

- Franssousse, camarade, la paix. À toutes leurs demandes, nous ne répondons jamais car nous les connaissons trop.

Nous avons aussi quelquefois en face de nous, un régiment de Polonais fortement encadrés de soldats Prussiens. Nous finissons par en connaître certains. Il y en a un entre autres, qui, chaque fois qu’il est en sentinelle, se met à tousser. Le Père Toussard comme nous l’appelons. Il est pacifique et en général, avec les Polonais nous sommes tranquilles. Il leur arrive de nous dire : « Franssousses, cachez-vous, sous-officier prussien vient, va faire tirer. Nous sommes si près les uns des autres, que nous les entendons très bien causer entre eux à voix basse, appeler un chien. Pstt ! Pstt ! Ou faire les bruits les plus incorrects, mais les plus naturels.

Malgré tout, je déplore, quant à moi, ces petites tendances à entrer en rapport l’un avec l’autre. Je ne veux sous aucun prétexte, que mes hommes leur répondent, car je me méfie toujours que ces maudits Boches, ne cherchent à endormir la vigilance de nos hommes pour leur tomber plus sûrement sur le dos.

Dernièrement, dans un secteur voisin, les sentinelles boches ont jeté des cigarettes aux sentinelles françaises et celles-ci leur ont lancé une tablette de chocolat. À côté de cela, elles tiraillent toute la journée l’une sur l’autre, malheur à celles qui montrent la tête ; elles se lancent des bombes, des grenades, des cartouches de dynamites, de la boue et même autre chose.

C’est une existence bien bizarre, je t’assure, et il faut toujours être en éveil, l’oreille attentive aux moindres bruits, car ces gens-là sont parfaitement inhumains, ne nous laissant enlever ni nos morts ni nos blessés. Depuis le jour de mon arrivée, c’est-à-dire depuis le 11 et depuis le 19 février, nous avions entre nous plusieurs cadavres, tant des leurs que des nôtres. Il nous avait été impossible de les enlever car ils tiraient sur les brancardiers et nous en avaient tué deux.

Nous sommes donc obligés de laisser là nos malheureux camarades dont les moins grièvement blessés peuvent rejoindre nos tranchées. Avant-hier néanmoins, nos sentinelles me firent prévenir que derrière le pare-éclats des sentinelles boches, un officier allemand demandait à causer à un officier français.

Je fis chercher le Lieutenant, commandant la Compagnie et nous nous rendîmes, derrière notre pare-éclats.

Officiers allemands, lieutenant demande à officier français s’il désire faire enterrer ses morts ? - Oui. - Donne parole d’honneur pas faire tirer ? - Oui.

Nous nous levâmes de part et d’autre, nous fîmes sortir deux hommes sans arme et sans équipement et de chaque côté nous nous livrâmes à la funèbre besogne.

(L’officier allemand planta devant lui le drapeau de la Croix de Genève.) Puis celle-ci terminée, on tira un coup de fusil de part et d’autre, la trève était finie, la guerre recommence. Ce procédé nous a malgré tout, fort étonné de leur part, nous ne sommes pas habitués à tant d’humanité. Puissent ces bons procédés continuer.

Hier, relevée à 5 heures, notre compagnie devait se rendre à 8 heures à une revue pour une remise de décorations.

Après ces quatre jours, nous étions dans un état de saleté peu banale, littéralement couverts de boue et les vêtements trempés, il nous était impossible de les nettoyer.

Nous allâmes à la revue dans cet état. Les autres délégations du régiment et les chasseurs étaient frais et propres. Nous faisions tache et tous les yeux étaient fixés sur nous. Lorsque le général de division passa devant nous, il salua la compagnie, puis lorsque nous défilâmes devant lui, il se découvrit tout le temps que la Compagnie passa. Ce geste pourtant très simple n’était pas sans grandeur et un frisson nous secoua le corps.

Après la revue, le Commandant Driant, des chasseurs, qui occupe un bois voisin à notre gauche, vint serrer la main du Commandant de la Compagnie, lui dit qu’il connaissait notre situation et lui demanda la permission de photographier la 1ère Section. Je vais faire mon possible pour avoir cette photo. Elle en vaut certainement la peine.

- Comme tu le vois, je me fais à ma nouvelle existence, il faut en prendre son parti. Du reste, puisque le Bon Dieu a permis que je sois ici, c’est que cela doit être et c’est à Lui seul que je me confie. Je suis en parfaite santé et quoique le moral passe du beau au variable et quelquefois à l’orage et à la tempête, la moyenne reste excellente. Il le faut, à quoi servirait de nous démoraliser.

...Embrasse bien tendrement mes bons Petiots, quel jour béni que celui où je pourrai les serrer dans mes bras ainsi que toi, ma Pauvre Grande.

 

 

 

4 Mars 1915.

 

Quatre jours sans lettre, comme le temps me dure, heureusement que le courrier qui vient d’arriver m’en apporte une de Mère. Combien j’étais heureux de la lire, malgré tout, les tiennes me manquent bien. Quelle maudite poste car je ne t’incrimine pas, je sais très bien que tu m’écris chaque jour. C’est une fatalité et ce repos de 4 jours en a été bien gâté. Mais j’espère être plus heureux demain soir et je partirai après demain aux avant-postes avec quelques bonnes lettres à lire et à relire.

Je me porte très bien, c’est absolument extraordinaire comme je résiste. Quantité de soldats, sous-officiers, officiers sont évacués, fatigue générale, surmenage etc… Moi, je résiste... Dieu me protège. Puisse-t-il en être ainsi jusqu’à la fin de ce cauchemar...

Quelle joie intense le jour où nous pourrons escompter le retour ! Il me semble que ce jour ne viendra jamais, jamais.

Que Notre-Seigneur ait pitié de nous, c’est vraiment trop de souffrances et cette séparation est vraiment trop longue.

Ici le service est très dur, 4 jours de tranchées sans repos ni trève, 4 jours de cave comme repos.

J’ai reçu hier une lettre du capitaine T..., charmante, à la suite de ma nomination parue à l’Officiel. Je te l’enverrai avec les autres.

 

 

 

4 Mars 1915.

 

Je suis sans nouvelles depuis plusieurs jours, tant de toi que de Mère. Je m’inquiète un peu, surtout écrivez-moi souvent, quant à moi je le fais aussi souvent que possible.

J’espérais en avoir ce soir, le vaguemestre vient de venir, mais il n’a rien pour moi.

 

 

 

5 Mars 1915.

 

...Je t’envoie ce soir un paquet de lettres, sur le dessus, tu trouveras toutes celles qui m’ont été adressées du 15ème, nouées par un lacet, lis-les, fais les lire à Mère, à Louise, à Paulette, à Georges, tu verras combien elles sont gentilles, mais garde-les moi précieusement. Il y en a qui m’ont été adressées par des soldats qui m’ont quitté il y a quelques mois.

M. F... m’a écrit deux fois, très gentiment.

- Depuis quelques jours je m’ennuyais atrocement étant sans nouvelles. J’ai pu m’esquiver ce matin à 5 heures avec l’autorisation du commandant de la Compagnie et j’ai été communier au village le plus voisin à 6 kilomètres, j’y ai communié avec un de mes hommes. C’est le premier vendredi du mois. Quelle cérémonie, nous étions plus de 200 soldats. Quel réconfortant, quelle consolation, ma Bonne Grande. J’ai bien pleuré, mais Notre Bon Maître m’a consolé, m’a redonné courage et confiance. Le malheureux humain que je suis en avait bien besoin.

- Je t’envoie ce soir 400 francs, mes premières économies de campagne. Je les attribue au voyage que nous ferons à Paray-le-Monial et à Lourdes...

 

 

 

6 Mars 1915.

 

Un petit mot seulement pour aujourd’hui, mais j’espère par contre, avoir de longues lettres de toi au courrier de ce soir. Depuis le 26, je les aurai bien méritées. Dans sa lettre d’hier, Mère me dit que tu as reçu les photographies. Comment les trouves-tu ? Mère ne m’en dit rien. Me trouvez-vous ressemblant. Et les enfants, ont-ils reconnu leur petit Père ? Pauvres petits, depuis 7 mois ils ont bien pu oublier la figure de Papa. Hier, quoique c’était la veille du départ pour les tranchées et qu’il faille être sur pied à 2 heures du matin, nous avons passé une soirée très gaie, nous avons chanté tous les morceaux connus d’opéra, opéra-comique, opérettes. Quelle existence, mon Dieu ! Quelle vie bizarre, où malgré tant de tristesses, de visions d’épouvante, l’on conserve un restant de gaieté. Néanmoins j’étais à tous les points de vue content de ma journée, celle-ci contrastait avec celle de la veille, si étreignante de tristesse. Notre Bon Maître est venu me secourir.

...ll fait un temps affreux.

 

 

 

7 Mars 1915.

 

J’ai reçu tes bonnes cartes et lettres du 28 et 1er mars.

Attendues comme elles l’étaient, je n’insiste pas sur tout le plaisir qu’elles m’ont fait, tu le comprendras facilement. Je suis content de voir que mes photographies t’ont fait une agréable surprise. Mais ai-je donc l’air si sévère ? Je t’en enverrai d’autres sous peu. Y serai-je plus souriant ? Je ne sais.

Je t’envoie également deux articles du Journal La Croix.

Je crois avoir oublié de te dire que j’avais écrit au Directeur de ce journal, le priant de me l’adresser gratuitement afin que cette bonne lecture vienne seconder mes efforts pour ramener à la pratique les indifférents, semer la bonne semence chez les incroyants et nous donner à tous le courage et la ténacité dans l’épreuve.

Depuis je le reçois quotidiennement. Tu pourrais t’y abonner en remerciant de l’envoi gratuit qui m’en est fait et qui porte ses fruits. De cette façon, nous ferions les mêmes lectures.

J’ai oublié de te dire également que depuis plusieurs mois je me consacre, moi et les miens, matin et soir au Sacré-Cœur.

Tu pourrais dire avec les enfants, la même prière, en attendant que nous allions nous consacrer ensemble soit au Sacré-Cœur de Montmartre, soit à Paray, Si Dieu le permet.

- « Cœur Sacré de Jésus, je me consacre entièrement à vous, moi et les miens ; défendez la Sainte Église contre ses ennemis et ses persécuteurs, ayez pitié de la France, surtout dans la cruelle épreuve qu’elle traverse, donnez-lui la victoire avec une paix féconde, donnez-lui la foi et faites ô mon bon Jésus, Ô ! Mon Divin Maître, que nous vous aimions toujours davantage.

- Il me semble que cette prière en la disant l’un et l’autre, nous rapprochera, et je suis certain qu’elle n’en sera que plus agréable au Seigneur.

- Je t’écris à l’abri de la tranchée, c’est peu commode et peu pratique, il y fait froid, 20 centimètres de boue, et je voudrais que tu vois dans quel état nous sommes. Enfin, courage et confiance, avec l’aide de Dieu toutes ces souffrances ne sont rien.

Les Boches ont été assez calmes cette nuit et pourtant je pressentais quelque coup de main.

Quelle situation bizarre et peu commune que celle que nous avons là et combien nous aurons besoin de l’aide du Bon Maître pour en sortir !

Tu parles toujours d’un voyage à Verdun. Plus tard, peut-être, mais actuellement quoique à 18 kilomètres, aucun officier ne peut y aller, même lorsque nous sommes au repos.

Embrasse mon petit Jean, ma bonne Madeleine, de tout mon cœur bien triste...

…L’on m’amène un blessé, peu grièvement. Eclat de bombe envoyé par un minenwerfer. Mon Dieu, ayez pitié de tous ces malheureux.

 

 

 

8 Mars 1915.

 

J’ai reçu ta bonne lettre du 2 avec un important courrier, Paulette André, Georges, M. L..., P..., B..., F..., toujours bien gentille et qui m’envoie une médaille miraculeuse. Elle avoue que cette affreuse guerre lui a donné une foi sûre et sincère, qu’elle ne regarde plus la terre en être excédé, mais le ciel ! Mais que deviendrions-nous si nous n’avions pas la promesse de cette suprême récompense ?

Ah ! Mon Dieu, pitié, pitié pour notre pauvre France. N’a-t-elle donc pas assez expié ? Vous seul, Ô! Mon Bon Maître, pouvez mettre fin à cette guerre atroce.

Je pense bien à toi, ma chère Petite Femme, à mes chers Enfants, rna Madelon aimée, mon petit Jean chéri, à ma Bonne Mère, à vous tous enfin que j’aime tant et tant. Ce que Dieu veut garder est bien gardé, espérons donc et faisons tous nos efforts pour gagner son divin Cœur. Il adviendra ce qu’Il Lui plaira...

Je suis triste, l’on voit tant de choses affreuses, ici.

Ma santé est bonne, très bonne. Je ne me serais jamais cru pareille résistance.

 

 

 

9 Mars 1915.

 

Reçu hier ta bonne carte du 5. Oui, il nous faut vivre dans l’attente et l’espoir, mais surtout prions avec plus de ferveur et d’espérance que jamais.

Tu me dis que la poste à eu du retard. Il se pourrait qu’au moment de l’offensive, nous restions l’un et l’autre sans nouvelles pendant plusieurs jours, peut-être quelques semaines. Je ne fais que te dire les bruits qui circulent, ceci n’a rien d’officiel. En tout cas, quoi qu’il en soit, il faudra accepter ce sacrifice avec résignation et en bonne chrétienne.

Je suis en parfaite santé et d’une résistance à toute épreuve, quoiqu’un peu fatigué. Mais ceci n’est rien, il faut songer à tous ceux qui souffrent davantage et remercier le Bon Dieu de la protection qu’Il nous accorde.

Embrasse bien nos bons Petiots et ne te plains pas d’entendre Jean crier. Combien je préférerais être étourdi par ses cris qu’abasourdi par les obus et les satanées bombes à la mélinite des Boches ! Hier j’en avais la tête comme ébranlée. Allons, du courage.

 

 

 

10 Mars 1915.

 

Encore une période de quatre jours d’avant-postes passée sans anicroche trop grave, mais je t’avoue que c’est un soulagement d’en partir. Tant que l’on est là, on vit dans une étreinte continuelle, on ne vit pas, on ne respire pas, les repas sont de trop, le sommeil est de trop.

Si tu savais dans quelle tristesse l’on vit, et combien il est dur de voir partir ses hommes, un à un. Enfin il faut s’abstenir ici de toute sentimentalité et c’est quelquefois bien dur.

Tu me disais dans une de tes lettres que tu avais horreur du parti militaire, attendu que l’on n’y considérait l’homme que comme une machine. Ma pauvre Suzanne, de parti militaire en France, malheureusement il n’y en avait pas, quant à la vie des hommes, ne nous plaignons pas, les généraux allemands en font bien moins de cas que les nôtres. Mais il faut bien se rendre compte, malgré tout, que la vie d’un homme actuellement compte peu. Il faut atteindre le but, l’intérêt de la France est en jeu, son indépendance, sa vie, la civilisation elle-même, comment veux-tu que la vie d’un homme compte, quand tant de vies, tant de générations en dépendent.

Tu me parlais aussi du dépôt du régiment qui est à Aubusson. Moi aussi lorsque je l’ai su, ce lieu m’a souri, mais comment veux-tu qu’à un pareil moment, il puisse être question de nous reporter en arrière. Ce serait un miracle et je ne puis y croire.

Les deux derniers jours que j’ai passés aux tranchées ont été excessivement durs. Nous étions absolument ahuris, abrutis, rien que sur mon abri de commandement, j’ai reçu plus de trente bombes chargées d’un kilo de mélinite, sans autre résultat que de faire sauter la terre, les claies, les sacs, les fusils, etc, ceci sans compter les obus, mais il est vrai que nos 155 ne les ont pas ménagés et à 40 mètres de nos tranchées (c’est incroyable comme précision) ont fait sauter leurs tranchées, leurs abris. J’étais chargé de rectifier le tir de l’artillerie. J’aurais voulu que tu voies sauter les planches, les pelles, les pioches, etc, etc, c’était effrayant. Mais quel plaisir de les entendre crier et détaler.

Nous avons ici une situation extrêmement bizarre, lorsque les officiers des autres régiments se plaignent à la brigade et à la division, on leur répond : « Très simple on va vous envoyer au bois des C…, vous verrez si vous y êtes mieux. »

C’est pourquoi il me semble impossible qu’on nous déplace, mais par contre je doute que nous bougions beaucoup d’ici.

Enfin, remettons-nous en à Dieu et advienne que pourra.

Je reçois à l’instant une lettre de l’abbé B..., le brave prêtre qui était à Châtillon et dont je t’ai causé maintes fois. Je te l’enverrai aussitôt que j’aurai répondu et je suis persuadé qu’elle te fera beaucoup de plaisir.

 

 

 

11 Mars 1915.

 

Je ne t’écrirai qu’un petit mot aujourd’hui car je suis triste, j’ai le cafard. Pourquoi, je n’en sais rien, aucun motif nouveau mais toujours le même. Je m’ennuie atrocement de toi, de mes chers et bons Petiots, de Mère, de mes frères, sœurs, beaux-frères, neveux, de vous tous enfin que j’aime tant et dont la bonne affection me fait attacher tant de prix à la vie. Puissent nos bonnes et ferventes prières nous garder les uns et les autres pour goûter durant de longues années les bonnes et douces joies familiales.

L’épreuve est dure, infiniment dure et longue mais n’avons-nous pas promis au Maître de souffrir toutes les peines qu’Il lui plairait de nous envoyer. Ayons du courage et prions, Dieu aura pitié de nous.

- Si tu savais combien je pense à vous tous, ma pensée est toujours près de vous et ne vous quitte pas. La douleur prend par instant une acuité atroce et que je ne puis définir.

Enfin, il faut réagir et nous armer de courage, que le Bon Dieu nous donne les forces nécessaires.

Embrasse mes Petiots avec tout ton cœur, comme je voudrais tant le faire moi-même.

 

 

 

12 Mars 1915.

 

Hier, je ne t’ai pas écrit longuement, une carte, j’avais un cafard monstre. Il en est toujours ainsi lorsque je suis au repos ; ce repos n’en est pas un pour moi, surtout moralement. Couché sur mon grabat de paille j’ai trop de temps pour réfléchir et au bout d’un jour, je ne me sens aucun goût même pas celui d’écrire à tous ceux que j’aime tant. J’ai le cœur comme noyé et n’ai aucun appétit. Il ne faudrait pas que ce séjour se prolonge.

Aux avant-postes au moins, si la tension est extrême j’ai de l’occupation. Mais quelle situation tout de même et quand finira-t-elle?

Pour ma part j’avoue que je suis un peu fatigué, et encore plus moralement que physiquement.

Enfin ! Dieu pourvoira à nos forces et en le Lui demandant par de ferventes prières, nous viendra en aide.

- Ici, rien de particulier, la situation est toujours la même, nous avons tous hâte que cela ne s’éternise pas.

...Je te joins la lettre de l’abbé B..., il était curé à S.., Voilà un prêtre que j’aurai beaucoup de plaisir à revoir. J’avais l’intention de lui écrire et suis confus qu’il m’ait devancé.

Je te quitte, ma Bonne Grande, embrasse bien mon petit Jean et ma bonne Madeleine, quand aurai-je ce bonheur. Puisse le Bon Maître nous réserver cette joie...

P.-S. - Les Boches ont envoyé des obus de 420 sur V... la pièce à été démolie par notre artillerie. L’obus mesure 1m. 56 de haut, pèse 1.000 kilos est chargé de 300 kilos de mélinite et revient à 10.000 francs. Il y en a un qui n’a pas éclaté et va être envoyé à Paris. Dans la même journée et sur un seul endroit, les Boches ont envoyé pour 360.000 francs d’obus pour n’arriver à aucun résultat.

 

 

 

14 Mars 1915.

 

...Hier, j’ai été à V... à cheval, 40 kilomètres, aller et retour. J’avais peur d’être rompu mais cela s’est très bien passé. J’ai eu le plaisir de rencontrer le lieutenant W... du 15ème et surtout plusieurs sergents de la 3ème, le brave F... toujours plein de cœur et le sergent G... pour lequel j’avais aussi beaucoup de sympathie, D... et le caporal L... J’aurais voulu que tu vois notre joie lorsque nous nous sommes aperçus F... et moi. Si cela n’avait été dans la rue, nous nous serions embrassés, nous nous sommes contentés de pleurer de joie.

J’avais avec moi le sergent-major de la Compagnie qui était venu faire des emplettes en voiture. J’aurais voulu que tu entendes toutes les recommandations que F... et G... lui faisaient pour moi : « Eh ! Veillez-y ! Qu’il ne lui arrive rien, etc... » toutes recommandations plus gentilles les unes que les autres. Ah ! Quel brave cœur que ce F..., en voilà un que j’aurai du plaisir à revoir, quel excellent garçon.

- Je vois que les L… t’ont reçue très gentiment, les réflexions de mon Jeannot ont dû bien les amuser. Mais il n’a pas peur, de dire qu’il y en a encore pour un an, on voit qu’il n’est pas sur le front.

S’il veut venir me remplacer je lui cède la place et les appointements qui sont, il faut bien l’avouer, assez rénumérateurs. Je trouve même cela fort exagéré ; cela prouve néanmoins que nos finances sont en bon état.

Mais qui paiera la note après la guerre. Ce sera effrayant.

 

 

 

15 Mars 1915.

 

Je ne t’écrirai pas longuement aujourd’hui car j’ai envoyé des cartes à tous mes petits Dyonisiens et Courneuviens, à Georges, à Louise et dame, de mon trou, à la lueur d’une bougie, c’est à peu près tout ce que mes yeux me permettent. Quelle existence bizarre ! Quatre jours dans un trou glaiseux, avec deux rangées d’arbres de 0 m. 30 de diamètre sur la tête et 1 m. 60 de terre de recouvrement et 4 jours sur la paille plus ou moins humide et sale d’une cave. Quelques sorties toutes les heures pour surveiller les sentinelles et le travail, ou pour prendre l’air le long d’un mur dans la cour de la ferme.

Quel régime ! Mais il paraît merveilleux pour la goutte, car je n’en ai pas une atteinte. Mais voilà le printemps et j’appréhende ce moment...

 

 

 

16 Mars 1915.

 

Depuis 5 heures j’ai travaillé comme un nègre et la matinée à passé sans que je m’en aperçoive. Ces satanées bombes boches avaient démoli une partie de ma tranchée. Il fallait absolument la réparer et comme la tranchée boche est à 15 mètres et nous domine quelque peu, les amateurs n’étaient pas nombreux. Je n’ai pas insisté et prenant un homme sûr, je me suis offert le travail avec lui, enlevant plus de 100 sacs à terre, les meurtrières, et refaisant tout ce travail à la barbe des Boches. Ceci n’est pas mon ouvrage et comme je n’ai plus aucune aptitude pour la pelle et la pioche, je l’évite, mais dans certains cas il est bon que l’homme voit que le gradé ne se contente pas de commander. Ceci lui donne confiance. J’ai pris, du reste, toutes les précautions nécessaires, bien décidé à faire tout mon devoir, mais sans aucune témérité. Le courage n’exclut pas la prudence. Nous avons essuyé quelques coups de feu sans résultat, puis, le travail terminé, l’homme qui m’avait aidé fit une tête avec du linge au bout d’un bâton et mît son képi sur ce mannequin. Voilà bien le caractère français. La tête apparut à gauche de la tranchée et les Boches tiraillèrent à qui mieux mieux. Lorsqu’ils s’aperçurent de la supercherie ils sortirent un bâton et firent le rigodon (Georges t’expliquera ça). Mais un Boche imprudent le fit avec la main et dame nous fîmes une balle deux points. Je mis fin à cette petite diversion craignant une réponse, mais cela avait amusé nos braves gens pendant 20 minutes, avait redonné un peu de gaieté à tous et ils en ont besoin.

- Depuis deux jours je suis sans lettre de toi, la poste en est cause, je le sais, par contre j’ai reçu des lettres de Louise, Mère, Mme T..., C..., L... J’ai toujours un courrier volumineux, mais il est vrai que personne ne pourra me reprocher de ne pas écrire, peu longuement peut-être, mais aussi souvent que je peux. Du reste, c’est cela tout le plaisir que j’ai depuis huit mois bientôt.

Ne t’inquiète pas, je me porte à merveille. Quant au moral, il est un peu comme le baromètre, la colonne d’énergie et de résistance morale est tout comme celle du mercure, sujette à des variations.

 

 

 

17 Mars 1915.

 

…Tu me dis que mes lettres font la pluie ou le beau temps, selon qu’elles sont gaies ou tristes. J’en suis presque navré car je t’écris sur l’impression du moment et dame, ceux-ci manquent souvent de gaieté.

Tu me demandes ce que je peux voir dans les tranchées pour me rendre quelquefois si triste. Que veux-tu, la vie par elle-même n’y est pas folichonne, heureusement je m’occupe beaucoup. Je suis seul pendant 4 jours avec mes hommes bien gentils, certes, de braves gens, mais d’un milieu tout différent ; je ne quitte mon abri où je ne vois pas un rayon de soleil, que pour circuler dans les boyaux et les tranchées boueuses, ne pouvant sortir la tête ou si peu et par conséquent ne voyant que le sommet des arbres ou le ciel. Mon abri mesure environ 10 mètres sur 3 mètres pour loger une partie de mes hommes avec un petit retour de 2 m. 50 x l m. 50, c’est mon appartement, 1 planche de 0 m. 50 de large c’est mon lit, une petite niche dans la terre c’est mon vide-poches, un fil de fer roulé en forme de ressort, c’est ma suspension, je suis éclairé à la bougie, cela fait ressortir mon teint. Cet abri est fait à 2 mètres sous terre avec deux rangées d’arbres de 0 m. 30 de diamètre comme charpente, et 1 m. 60 de terre rapportée comme toiture.

...Merci pour l’offre d’un souvenir d’anniversaire.

 

 

 

18 Mars 1915.

 

Aujourd’hui je ne t’écrirai pas longuement me sentant las et fatigué, ces quatre jours vous mettent à bas. Tant que l’on y est, on ne s’aperçoit d’aucune fatigue. Celle-ci vient après.

J’ai trouvé ce matin en arrivant ici, une très jolie édaille ainsi qu’un colis de Paulette, qui, entre autres gâteries, en contient une non moins belle. Comme je voudrais les porter à ma chaîne, envoie-moi donc un anneau brisé que je puisse passer dans les mailles et un porte-mousqueton rond. Remercie-les toutes deux de ma part en attendant que je puisse le faire moi-même en leur écrivant demain.

 

 

 

19 Mars 1915.

 

Comme tu as dû le voir hier, j’étais peu disposé à à écrire, tous les événements par lesquels on passe et ceux pour lesquels on se prépare, souvent sans avoir à y participer, finissent par influer sur le moral et le baromètre baisse... baisse. Cette guerre est une lutte d’usure et combien c’est la vérité. Il faut donc se remonter quand même et à tout prix, le sort de notre chère Patrie en dépend. Sur ce point, si fatigués, si brisés par la lutte morale que nous soyons, nous le sommes certainement moins que les Boches. Ceux-ci commencent à sentir la partie perdue. Ils désertent en grand nombre et celui-ci serait beaucoup plus important si, craignant toujours quelques ruses, nous ne les accueillions à coups de fusil.

- Ce matin j’ai pu communier et comme toujours le Bon Maître m’a consolé et redonné des forces pour la lutte. Mais il faut bien l’avouer, je sens que moralement je suis extrêmement fatigué.

Enfin, ayons confiance et prions plus que jamais. Que le Bon Maître me protège et me rende aux miens, peu m’importent les souffrances.

 

 

 

20 Mars 1915.

 

J’ai reçu ta bonne lettre du 15, mais la nouvelle annoncée ne m’a pas fait plaisir. Du reste tu l’avais pensé. Sous aucun prétexte, je ne veux que tu viennes à Verdun. Voilà qui est net. Je n’ai pas besoin de te dire tout le plaisir que j’aurais à te voir, toi et mes petiots, mais 1° le moment est mal choisi, des combats ayant lieu chaque jour autour de Verdun ; 2° Parce qu’il m’est absolument impossible de savoir quand je suis libre. Actuellement je suis au repos et en raison des combats livrés dans un secteur voisin, nous sommes en cantonnement d’alerte, équipés de jour comme de nuit et par conséquent dans l’impossibilité de demander une permission quelconque.

Donc pour la 4ème fois, je ne veux plus entendre parler de ce voyage. Tu me déchires le cœur bien inutilement et je m’étonne que tu n’aies pas un peu plus de pitié.

De ce voyage, je veux être le seul juge, voilà qui est compris et liquidé, je ne veux plus avoir à y revenir.

- J’attend tes lettres avec la plus grande impatience, celle-ci me contrarie et au lieu de passer un bon moment, je suis forcé de faire le gendarme.

Tu me parles de Villers-Cotterets, j’imagine qu’ils ne sont pas à 10 mètres des Boches comme nous.

Tu m’étonnes, mais je ne crois pas que tu te fasses une idée bien exacte de la situation.

...Ci-joint un communiqué officiel, dans celui de 3 heures et dans la partie réservée à Verdun, tu y verras le bois que nous occupons au nord de cette ville.

 

 

 

21 Mars 1915.

 

C’est aujourd’hui que je prends ma 38ème année. Comm.e celles-ci s’écoulent vite et pourtant comme ces derniers mois nous ont paru longs, épouvantablement longs.

Enfin il faut s’armer de courage, tous ces sacrifices ne sont pas inutiles puisque nous travaillons pour la libération de notre Patrie et pour la sécurité de nos enfants. Puissent-ils ne jamais repasser les heures atroces que nous vivons depuis 8 mois.

- Comme je te l’ai dit hier, je t’adresse un nouveau paquet de photos. Il y en a 12 en deux poses, puis 2 fois 4 photos en groupe, ainsi que des photos de camarades. Hier au dos de ma lettre je t’avais dit de m’en mettre de côté. C’est inutile. Donne-les ou fais-en ce que tu voudras. À mon avis, les premières sont les mieux. Vous jugerez. En as-t-u donné une à Paulette, comme elle ne m’en a pas causé, j’ai peur que tu l’aies oubliée.

Voilà les beaux jours qui arrivent, n’est-il pas malheureux de s’enterrer quand tout, dans cette belle nature, revit ? Où sont nos premières promenades dans les bois, à la cueillette des violettes, primevères, coucous et autres. Comme nous avions de plaisir à courir les belles routes en auto. Forêts de l’Isle-Adam, Montmorency, Carnelle, où êtes-vous ? Quel bonheur ! Quelle joie ! Si nous pouvons revivre de pareils moments. Et mon Chaponval où je me reposais si bien et où je serais si heureux de me trouver près de vous trois. Enfin, n’y pensons pas trop.

-  Ici, nous avons messe tous les matins à 6 heures, je suis donc privilégié car à part le 1er jour de relève où nous arrivons trop tard, je puis assister les trois autres jours à la messe et y communier. Je suis absolument privilégié sous ce rapport depuis le commencement de la guerre.

 

 

 

22 Mars 1915.

 

Un tout petit mot pour ce matin et afin que le courrier l’emporte. Tout va bien, je suis en parfaite santé.

Ne t’inquiète donc pas et prenons notre mal en patience. Nous avons des nuits très froides, mais aujourd’hui il fait un temps splendide. Quel malheur de ne pas pouvoir jouir tranquillement de cette belle nature et de vivre enterré...

 

 

 

23 Mars 1915.

 

Pas encore le temps de t’écrire longuement j’avais beaucoup de travail à faire exécuter ce matin, et de plus j’ai passé une partie de la matinée à canarder quelques sentinelles Boches. Je t’écrirai cet après-midi mais je te mets cette carte afin que tu ne t’inquiètes pas.

Je vois par tes bonnes lettres combien tu fais de projets pour un voyage à Verdun. Malheureusement j’y mets mon véto et pour cause : 1° Impossibilité de me rendre à Verdun à une date fixée d’avance. 2° L’offensive peut se produire d’un moment à l’autre et qui sait s’il te serait possible de repartir. Songe donc dans quel cas tu te mettrais. Non, décidément non. Tu as tort d’écrire au Gouverneur et tu aurais pu attendre ma réponse. C’est une demande inutile d’abord et puis je suis persuadé qu’elle te sera refusée.

 

 

 

24 Mars 1915.

 

Voilà enfin la longue lettre promise depuis deux jours. Je suis navré de voir combien, par les tiennes, tu fais de projets pour ce voyage à Verdun qui malheureusement ne peut se faire. Toutes sortes de raisons en empêchent l’exécution. La plus importante, c’est que le moment est très mal choisi, que les permissions pour Verdun sont très difficiles à obtenir, un soldat l’obtiendrait presque plus facilement qu’un officier. Lors de notre dernier repos elle a été refusée à mon Commandant de Compagnie. Et puis juge du plaisir que nous aurions, en admettant que je puisse l’obtenir. Je pourrais partir par exemple, vers 5 h. 1/2 du matin, arriver à Verdun vers 8 h. 1/2 pour en repartir vers 4 h. 1/2. Crois-tu que ces quelques heures d’entrevue nous laisseraient une bonne impression. Non, mille fois non, et plutôt ne pas se voir que de le faire dans de pareilles conditions Si bizarre que cela puisse paraître, je préfère ne pas te voir, quant aux enfants, je ne veux pour aucun prétexte qu’ils viennent ici et pourtant personne ne peut mettre en doute qu’eux aussi je serais bien content de les voir.

Maintenant, n’en causons plus et soyons assez raisonnables pour attendre des temps meilleurs.

…Malgré tous les mauvais moments c’est effrayant comme le temps passe. Bientôt huit mois, et dire que la fin de ce cauchemar ne peut être prévue. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Venez-nous en aide, sans quoi, nous n’en verrons jamais la fin.

- Depuis deux jours nous avons un temps affreux, de la pluie, de la pluie sans discontinuer. Aussi que d’eau, que de boue, quel cloaque, cette terre glaiseuse forme comme un mastic et lorsque l’on reste deux minutes à la même place l’on ne peut se décoller les pieds. Mais cela va avoir l’avantage de remplir les trous d’obus où nous allons puiser l’eau. À ce propos, il faut que je te raconte une petite histoire. Ici nous buvons beaucoup de café et comme l’eau potable est trop éloignée et qu’il est difficile de quitter nos tranchées, les hommes emploient l’eau du trou d’obus. Elle est un peu terreuse mais à cela près, le café est très bon, moka délicieux. Mais les trous se sont taris.

M’inquiétant de savoir où ils prenaient leur eau depuis, les hommes m’avouèrent se servir de l’eau d’un de nos abris inondés où…, nombre d’entre eux vont faire... Pourquoi avoir été si curieux... Bien bouillie, cela n’a aucun goût, à la guerre comme à la guerre. En tout cas, je ne te recommande pas cette spécialité de moka.

…Je te quitte, ma bonne Grande, car l’heure du courrier approche. Ne m’en veux pas si je contrecarre tous les beaux projets de voyage à Verdun, mais j’ai tant de raisons pour cela.

 

 

 

25 Mars 1915.

 

Je t’adresse par ce même courrier deux articles du journal La Croix fort beaux. À ce sujet tu ne m’as pas dit si tu t’abonnais à ce journal ainsi que je te l’avais dit. Outre les bonnes lectures qu’on y fait, il est très bien renseigné et ne peut être taxé de parti pris. Tu ne m’as pas répondu au sujet des prières que je t’ai demandé de dire avec moi. Plus tard, si Dieu permet que je rentre au foyer, nous dirons la prière du soir en famille, mais puisque la séparation nous en empêche, il me semble que Notre-Seigneur, tenant compte de l’intention et se fondant sur ses paroles : « Là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux. » sera plus près de nous et que nos prières ne lui en se-vont que plus agréables.

…Hier, comme je finissais de t’écrire, les Boches ont tenté une attaque contre nos tranchées. Celle-ci a échouée, mais je crois que c’était afin de faire diversion et d’attaquer ailleurs. Du reste maintenant, nous pouvons les attendre ; depuis mon arrivée, nous avons beaucoup travaillé, nous avons de véritables petits fortins et à moins de sacrifices énormes de leur part, ils ne les auront pas. Mes hommes sont bien à l’abri et ont confiance dans la force de leur position. Ceci décuple leur résistance et le changement est notoire avec ce que j’ai trouvé à mon arrivée.

Le Lieutenant, commandant la Compagnie, m’en a fait des compliments devant le Commandant.

Tu ne peux te figurer mon état d’esprit lors de ces attaques imprévues. Moi qui pense tant à vous à tout moment, ma pensée ne fait qu’un rapide voyage près de vous, puis tant que je ne vois pas tout mon monde à sa place, je suis pris d’un tremblement nerveux dans les jambes qui ne dure qu’un moment et qui se passe dès que je puis prendre le commandement d’une partie de mes hommes et entre deux feux, je fais une bonne prière pour me recommander à Dieu. Hier, je n’ai eu aucun blessé dans ma section, j’étais heureux.

Oh ! La voix du canon, l’éclatement des obus, le sifflement des balles qui font l’effet d’abeilles en colère, le craquement des arbres abattus par la mitraille, l’écho de tous ces bruits dans les bois et les vallons, tout cela a une expression de grandeur et si l’on ne connaissait toute la suite de misères et de souffrances, l’on serait presque tenté de dire : « Que c’est beau ! ». Malheureusement nous y laissons chaque fois des nôtres et c’est le cœur serré qu’on songe à la douleur de ceux qui restent.

 

 

 

24 Mars 1915.

 

Vite un petit mot avant que le courrier ne parte et afin que tu aies le résultat des quatre jours. Je suis en très bonne santé quoiqu’un peu rouillé par la pluie et le froid. Après cette campagne, je crois qu’il sera bon que je me mette à un régime sévère si je ne veux pas avoir trop de rhumatismes et de goutte.

Je t’écrirai plus longuement cet après-midi.

 

 

 

26 Mars 1915.

 

...Mère m’a envoyé une très jolie médaille de St-Louis qui m’a fait grand plaisir. Espérons que toutes ces médailles bénies me rendront à vos bonnes affections. Quel cauchemar, mon Dieu ! Et quand en verrons-nous la fin ?

Je passe de l’espoir le plus grand au désespoir le plus profond, mais Notre Bon Maître ne m’en voudra pas, car pour moi qui vous aime tant et qui ne vivais que par vous, que pour vous, l’épreuve est longue et dure.

J’attends ce soir une longue lettre de toi avec impatience, puisse-t-elle m’apporter tout le calme dont j’ai besoin.

Le canon tonne au loin sur Vauquois et Montfaucon, le bois des Forges. Nous voyons d’ici les éclatements. Et tout cela n’est rien à côté de l’ouragan de fer qu’il y aura dans 15 jours ou trois semaines.

Ah ! Priez, priez, le Bon Dieu seul peut abréger l’épreuve et nous faciliter la victoire.

Je te quitte ma bonne Grande et t’écrirai à nouveau demain puisque c’est là mon seul bonheur.

 

 

 

27 Mars 1915.

 

…- Je vois que j’ai bien fait de te causer de l’attaque qui s’est produite il y a quelques jours au B... des C... car nous avons les honneurs du communiqué et sachant où je suis tu aurais pu t’inquiéter.

Tu peux être absolument tranquille, je ferai mon devoir, tout mon devoir, mais j’ai trop le désir de vous revoir tous pour faire quelque imprudence ou au-delà de ce qui m’est demandé. Je n’ai d’autre ambition que celle du devoir accompli.

J’ai été invité à déjeuner par le Colonel et aujourd’hui par le Commandant, mon commandant de Compagnie étant absent, il n’a pas voulu me laisser seul. Nous avons un nouveau Colonel, il est très bien sous tous les rapports, actif et paraissant très capable, ancien officier d’état-major.

Aujourd’hui, j’ai pu communier, c’est le seul bon moment de ces quatre jours de repos qui sont mortels pour moi. Je m’y ennuie beaucoup plus qu’aux tranchées, car là au moins, je suis occupé.

 

 

 

28 Mars 1915.

 

Il fait un temps splendide, superbe..., et à part quelques coups de canon sur les aéroplanes de part et d’autre, le silence qui règne est impressionnant. L’on ne se croirait jamais en guerre. L’A... est calme, très calme et c’est chose rare. De plus, je suis content de ma matinée. Tout d’abord, comme tu peux le penser, j’ai communié et le Bon Maître s’est prodigué, m’éclairant de sa parole, me soutenant par sa grâce et me consolant par sa présence.

Hier, après-midi, j’ai formé au pied levé, une petite réunion de choristes pour la messe d’aujourd’hui et surtout pour celle de dimanche prochain. Nous étions une dizaine dont quelques-uns ayant de jolies voix. Je leur ai fait chanter ce matin : Monstra te esse matrem, Pitié mon Dieu, Credo, ô Salutaris, ô Marie, ô Vierge chérie. C’était très gentil et d’autant plus que cela avait été improvisé.

Le Colonel était très content et moi beaucoup plus que lui. Comme au 15ème, je sens toutes les bonnes volontés venir à moi, elles sortent petit à petit de l’ombre et se révèlent. J’en suis d’autant plus heureux que jusqu’ici personne ne cherchait à les grouper et que, par respect humain, beaucoup restaient effacés.

Je ne doute pas que le nombre de celles-ci augmente chaque dimanche, et quel bonheur pour moi d’en offrir une gerbe toujours plus belle, au Bon Maître.

Fais donc ton possible pour me trouver les deux chants que je t’ai demandés. Le « Souvenez-vous Jésus » de Gaspari pour baryton est si joli.

C’est dans des cas comme celui-ci, où je sens mon influence auprès des hommes, que je suis heureux d’avoir un petit galon. Si petit qu’il soit, il vous place assez haut pour être facilement suivi lorsqu’on indique la bonne voie et l’ascendant que l’on acquiert, grandit petit à petit.

...Je reçois à l’instant deux cartes du 24 et ta lettre du 25. Tu as l’autorisation du Gouverneur et tu parais si heureuse de venir à Verdun que je ne veux rien te dire. Pour moi, ce voyage continue à ne pas me sourire, sachant de quels ennuis et de quelle nostalgie, j’en paierai le prix.

Je verrai le Colonel aussitôt que possible, vais lui demander deux jours et vers quelle époque il pense pouvoir me les accorder. Je dis il pense, car ici, il n’y a jamais rien de certain et c’est pourquoi je trouve ce voyage ridicule.

Je demanderai deux jours, s’il ne peut me les accorder, inutile de faire un pareil voyage.

Quant à amener Madeleine, pourquoi Madeleine et pas Jean ? Du reste, je vais réfléchir à ce sujet, mais si heureux que je puisse être de les voir, je ne crois pas que je te conseille de les amener.

Maintenant tout ceci me semble bien juste pour Pâques, il faut que tu t’inquiètes des heures de train, de leur arrivée probable. Il faut passer par Bar-le-Duc, par Sainte-Menehould et les Islettes, c’est beaucoup trop aléatoire et dangereux. Tu ne recevras ma lettre que dans 4 jours, le temps de te renseigner et de m’écrire ceci fait encore 4 à 5 jours. Donc impossible pour Pâques.

Ah ! Ma pauvre Suzanne, plus je pense à ce voyage, moins il me sourit, ce sont des soucis de plus et pour combien peu de satisfaction. Où logeras-tu ? Où te fixerai-je rendez~vous ? Si j’étais à Verdun, tout cela serait facile, mais ici, comment veux-tu que je m’occupe de cela.

...Le canon tonne terriblement sur l’A..., tout à l’heure tout était silencieux Tu vois comme tout cela change vite et quels projets il est possible de faire.

...Autre changement. Nous avions repos jusqu’à mardi matin. Nous partons demain matin. Je ne pourrai voir le Colonel avant le départ. Nous serons relevés le 31 paraît-il. Comment veux-tu fixer quelque chose dans ces conditions.

 

 

 

29 Mars 1915.

 

Comme je te le faisais pressentir hier à la fin de ma lettre, la suppression d’une journée de repos, la relève au bout de deux jours, qui était annoncée pour le 31, tous ces faits me faisaient prévoir quelque chose de nouveau. La visite du général de brigade, tout me raffermissait dans cette idée. La confirmation ne se fit pas attendre et l’on nous annonça bientôt confldentiellement que le bataillon devait se tenir prêt pour être emmené vers une destination inconnue le 2 avril.

Que ce mot « inconnue » ne t’inquiète pas. Actuellement il est fort courant. Nous partons avec -un bataillon de chasseurs et 6 bataillons d’infanterie pour former une brigade de marche.

Surtout ne t’inquiète pas et ne te fatigue pas à faire des suppositions toutes plus noires les unes que les autres et écris-moi toujours même adresse jusqu’à nouvel avis. Pour moi, je ne cherche pas à comprendre, ceci ne m’avancerait pas. Je laisse les événements suivrent leur cours et mets toute ma confiance dans la miséricorde du Bon Maître, lui demandant instamment de hâter mon retour près de vous tous, dans un état à peu près potable, pas trop amoché, comme l’on dit ici.

Voilà encore une fois le voyage à l’eau. Je déplore de tout mon cœur cette nouvelle désillusion pour toi. Quant à moi, connaissant la vie mouvementée d’ordres et contre-ordres que nous menons, je ne l’ai jamais cru très possible, craignant toujours qu’un obstacle en empêche la réalisation.

Allons, ma bonne Suzanne, sois courageuse, il faut accepter cette épreuve avec résignation et avoir toute confiance dans les desseins du Bon Maître. Recommande-moi plus que jamais à son Divin Cœur et à sa très Bonne Mère, et que mes chers petiots fassent de bonnes prières pour leur petit père qui les aime tant et que la séparation fait tant souffrir.

Quelle dure épreuve, mon Dieu ! Bientôt huit mois ! Enfin, passons, et surtout, surtout, ne te décourage pas. Notre Bon Maître n’abandonne jamais ceux qui placent toute leur confiance en lui.

Je te quitte car j’ai plusieurs lettres à écrire.

Embrasse bien, bien tendrement mes petiots. Quand pourrai-je donc le faire moi-même ? Oh ! Mon Dieu !

 

 

 

30 mars 1915.

 

J’espère que mes lettres d’avant-hier et d’hier t’ont laissée très raisonnable Pour moi, j’attends avec confiance. Où irons-nous ? Personne ne le sait sauf le colonel et nous ne le saurons qu’au moment du départ, ou bien en arrivant au lieu qui nous est assigné.

Cette guerre est une rude école de souffrances et de sacrifices. Nul doute que sous ce rapport la France n’en sorte plus forte, plus généreuse et, espérons-le, plus unie.

Prions plus que jamais il faut que nos prières se fassent plus ferventes et que notre confiance soit d’autant plus grande que les obstacles paraissent insurmontables.

Embrasse bien ma Madelon chérie et mon cher petit Jean. Ils ne sauront jamais combien je les aime.

 

 

 

31 mars 1915.

 

Mars ne veut pas partir sans son manteau de neige et nous n’avons pas voulu nous-même quitter le Bois des C... sans notre carapace de boue. Le bois était superbe ce matin sous son manteau blanc. Nous n’avons pas voulu non plus quitter nos voisins indésirables sans leur donner un petit concert et, de la tranchée la plus rapprochée d’eux, je leur ai fait chanter hier soir, à 10 heures, par le sergent-major et le fourrier : « Gloire immortelle de nos aïeux » et la « Marseillaise ». Puis nous leur avons crié en allemand « La France au-dessus de tout ». Ces chants, au milieu du bois si calme et sous la neige qui tombait à gros flocons derrière le parapet de la tranchée et à dix mètres des Boches, c’était peu banal.

Toujours rien de nouveau quant à notre nouvelle destination, personne ne sait rien et cette imprécision donne cours aux bruits les plus fantaisistes. Notre départ d’ici est avancé d’un jour et nous devons être rendus demain 1er avril dans l’après-midi à V... De là on nous indiquera notre nouvelle direction.

Où allons-nous aller ? Je ne sais, mais en tous cas sois bien raisonnable et ne te tourmente pas. Cette guerre implique tous les sacrifices ; celui-là est de la série et nous n’en sommes plus à un près. Que le Bon Dieu me garde aux miens que j’aime tant, le reste se passera.

 

 

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